Depuis sa parution fin août Humus (l’Observatoire) jouit d’un accueil enthousiaste, et il figurait dans la sélection de la plupart des grands prix. Belle situation mais qui peut se révéler périlleuse. On frémissait pour lui, d’ordinaire les jurés parisiens se méfient du genre surdoué, né du côté ensoleillé de la rue. Ils leur préfèrent les comédiennes, les repris de justice s’adonnant au roman, ou les victimes de tragédies contemporaines couchant sur le papier leur irréfutable douleur. Alors les premiers de la classe…
Voici Gaspard Koenig lauréat du prix Interallié. Il est décerné par un jury qui se moque des modes et des logiques éditoriales, s’intéressant plutôt au brio d’un auteur – l’an passé Philibert Humm et son irrésistible Roman fleuve. Et quel prix! Koenig prend place dans un palmarès qui compte Malraux, Schoendoerffer, Bodard, Japrisot. Et jusqu’au nouveau président de l’aréopage: Jean-Marie Rouart, qui a succédé à feu Philippe Tesson, en fut lauréat en 1977.
Humus séduit d’emblée par son ton contemporain. Notre auteur s’est emparé d’une grande cause: l’avenir de la planète. Ils se nomment Kevin et Arthur, deux amis sortis d’une grande école et lancés à l’assaut de la vie. Ils tournent le dos aux carrières que les géants de l’industrie ou de la technologie leur proposent pour réaliser leur rêve: celui-ci passe par la préservation, mieux: la régénération de la Terre. C’est le combat de leur génération. L’un crée une startup qui fabrique et commercialise des bacs de vermicompostage. L’autre reprend la ferme de son grand-père pour mettre en œuvre la «technique culturale simplifiée». Comprendre: sans labour.
Au fil du roman, Kevin et Arthur, l’ancien prolo et le fils d’avocat, quoique passionnés, vont se heurter chacun de leur côté au mur de la réalité: cynisme des uns, égoïsme des autres, dureté de la nature. «Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie», dit saint François de Sales, auteur qui n’est pas cité dans ce grand roman où passent des références à Thoreau, Baudelaire ou Ivan Illich. La vie passe vite et leur file entre les doigts.
C’est à la tradition du roman balzacien que se rattache incontestablement Humus tant on observe le soin qu’a pris l’auteur dans la composition de son livre. Il reconstitue une société. Le monde selon Koenig, ce sont de multiples lieux, des détails vrais, du jargon contemporain: une époque et un milieu. C’est d’abord le campus d’AgroParisTech où les deux héros font leurs études. L’auteur le décrit ainsi: «La mare au diable pour promeneur de l’anthropocène.» C’est ensuite un village de Normandie avec ses cultivateurs, ses adeptes de l’alter-économie, ses «tiers-lieux» participatifs – et entre ces divers biotopes quelques frictions savoureuses. Léa la naturopathe du village dispense des bains de gongs – on dit aussi «nettoyage holistique». A l’inverse, M. Jobard le voisin d’Arthur, agriculteur à la papa, ne partage pas ses conceptions futuristes et l’attaque en justice pour avoir replanté une haie.
Lisant avec délectation ce roman des illusions perdues, on songe à ce qu’aurait pu faire de ce sujet un Houellebecq – prix Interallié 2005. L’ironie qui traverse Humus rappelle à bien des égards la Possibilité d’une île. Elle n’est pas sans parenté non plus avec le Voyant d’Etampes, du prometteur Abel Quentin. Elle a visiblement conquis le jury de chez Lasserre.
Dans le Figaro littéraire (6 septembre 2023) l’écrivain Benoît Duteurtre trouvait bien des attraits à ce roman qu’il rapprochait déjà de la Comédie Humaine. Pour publier, il y a quelque vingt ans, Gaspard Koenig s’est forgé un pseudonyme, formé d’un prénom, celui d’un pauvre gamin chanté par Verlaine, et d’un nom qu’il a emprunté à sa mère. En allemand Koenig signifie roi, ce qui dit assez l’ambition qui meut ce jeune écrivain doué. Il a tout simplement décidé de régner sur les esprits et les cœurs, et son cri rastignacien n’en finit pas de se répandre sur la cour et la ville: «A nous deux Paris!».