L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, qui vient de s’éteindre hier à l’âge de 94 ans, fut d’abord l’homme d’un succès totalement inattendu. En 1975 paraît chez Gallimard Montaillou, village occitan de 1294 à 1324. Le livre relate la vie, au XIVe siècle, d’un village de paysans montagnards imprégnés de foi cathare. Contre toute attente, ce travail d’ethnohistoire connaît un succès fulgurant. Il sera vendu à plus de deux millions d’exemplaires, consacrant son auteur non seulement auprès de la communauté des historiens mais aussi auprès d’un grand public cultivé.

L’auteur de ce succès n’est pas un inconnu des historiens. Il est déjà un universitaire consacré par ses pairs, titulaire d’une chaire au Collège de France, qui est alors une institution où se pressent des esprits de grande renommée. Le Roy Ladurie est cependant plutôt habitué à la confidentialité de ses travaux d’histoire quantitative et il était loin d’imaginer une telle ferveur. Dès l’avant-propos de son livre, il confiait une certaine tendresse pour le monde «où vivaient les rustres du soi-disant bon vieux temps». Les ferveurs du modernisme post-soixante-huitard étaient déjà en train de s’affaiblir; Barthes pouvait bientôt écrire dans son journal en 1977 qu’il avait compris «tout à coup» qu’il lui était indifférent d’être «moderne». Bref, les conditions étaient réunies pour assurer un grand succès à ces paysans du Languedoc auxquels Le Roy Ladurie avait déjà consacré sa thèse. Il restera un historien des campagnes françaises du Moyen Âge et des Temps modernes.

Né en 1929 à Moutiers-en-Cinglais dans le Calvados, Le Roy Ladurie était le fils d’un ancien ministre du gouvernement de Vichy, Jacques Le Roy Ladurie, propriétaire exploitant de la vallée de l’Orne. Par réaction, Emmanuel Le Roy Ladurie adhéra au parti communiste en 1949. Il décrivit cet engagement comme un «coup de foudre». Il allait y militer avec ardeur pendant sept ans, comme beaucoup des élèves de la rue d’Ulm. Il se lia alors avec Pierre Juquin, François Furet, Michel Crouzet. Il rompit avec le PC en 1956 après la publication du rapport Khrouchtchev et l’annonce de l’intervention soviétique en Hongrie. La rupture devait être durable et il chercha ensuite pendant quelque temps sa voie à la «deuxième gauche» et il devint même un bref instant secrétaire de la section PSU de Montpellier. Il subit un attentat de l’OAS Métro à son domicile pour ses prises de position en faveur de l’indépendance de l’Algérie.

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Il se consacra ensuite surtout à sa carrière d’historien. Après Normale Sup’ et l’agrégation d’histoire, il enseigna à la faculté de Montpellier, puis à l’Ecole des hautes études. Il fut nommé au Collège de France en 1973 à la chaire d’histoire de civilisation moderne. Son parcours sans faute s’explique par son respect scrupuleux de la «nouvelle histoire» et de l’Ecole des Annales, alors fort en vogue. S’appuyant sur la notion braudélienne de «longue durée», Le Roy Ladurie expliquait dans Le Territoire de l’Historien : «La révolution quantitative a totalement transformé, dans notre pays, le métier d’historien». «L’histoire s’immobilise», déclare-t-il dans sa leçon inaugurale au Collège de France. Désigné pour succéder à Fernand Braudel à la direction des Annales, Le Roy Ladurie devient le chef de file de cette Ecole au moment même où le prestige de cette dernière va en s’affaiblissant au fil du temps, à mesure que des historiens grand public, comme Alain Decaux, vont attaquer ses effets délétères sur l’enseignement de l’histoire. L’erreur des agents du ministère, à laquelle Le Roy Ladurie semble étranger, fut d’avoir voulu étendre une discipline universitaire à l’enseignement secondaire. Avec le relatif désintérêt pour l’histoire quantitative dès la fin des années 1980, Le Roy Ladurie va s’intéresser au quotidien, à la vie des individus, au climat dont il deviendra un historien scrupuleux. Il sera aussi chroniqueur au Figaro Littéraire pendant de nombreuses années.

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Par l’abondance de ses travaux et sa participation à de nombreuses œuvres collectives, Emmanuel Le Roy Ladurie a lancé de nouvelles pistes, dont toutes ne furent pas suivies par le public, notamment l’Histoire du climat depuis l’an mil (1967), Le Territoire de l’historien (2 vol. 1973-1978), Le Carnaval de Romans (1979), L’Argent, l’amour, la mort en pays d’oc (1980), Le Siècle des Platter 1499-1628 (trois tomes jusqu’en 2006, Fayard). Il a aussi été historien du politique pour la période moderne dans L’Ancien Régime, 1610-1770 (1991). Il a publié en 2001 une Histoire de France des régions. Il a également occupé les fonctions d’administrateur de la Bibliothèque nationale de 1987 à 1994 et est membre de l’Académie des sciences morales et politiques. L’un de ses derniers ouvrages, résumant l’histoire des Paysans français d’Ancien Régime (2015), se voulait plus accessible au grand public. Emmanuel Le Roy Ladurie dit être resté marxiste sur le plan méthodologique.