Reclus entre la Normandie et Paris, en passant par le Var, Michel Sardou pourrait chantonner: «Vous n’m’attendiez plus, vous m’aviez porté disparu.» Mais c’est Michel Polnareff qui disait ces mots dans l’album Coucou me revoilou sorti en 1978. Pourtant, Michel Sardou est bien de retour. En novembre 2022, il a surpris tout son monde en annonçant un retour sur scène après avoir été porté disparu des écrans musicaux depuis 2018 et un ultime concert à La Seine musicale.
Il avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus: «Vous m’imaginez chanter Je vais t’aimer à 80 ans?» Ce sera pourtant le cas à partir du 3 octobre à Rouen où l’artiste aux 100 millions de disques vendus entame une nouvelle tournée d’adieu. À 76 ans, qu’a encore à nous chanter le dernier monstre sacré de la variété française? Portrait-robot, «en chantant», de l’homme qui fait fredonner de «7 à 77 ans».
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Michel Sardou est né à Paris en 1947. Pourtant sa légende le place dans le sud de la France, près de Marseille – il a d’ailleurs pris à plusieurs reprises l’accent chantant du midi de son père, Fernand. Le chanteur s’attache à rendre hommage à la Provence de ses ancêtres. En 1981, il signe un titre d’une rare finesse porté par une belle mélodie du maestro Jacques Revaux. Ce texte, écrit au cordeau, parle de la terre et des racines comme moyen de «remettre à l’heure les horloges de (s)a vie».
Michel Sardou est aussi une philosophie de vie. Un enracinement qu’il réaffirmera dans son dernier album vendu à plus de 1 million d’exemplaires, en 2004. Dans La Rivière de notre enfance, chanté en duo avec Garou, il n’a pas signé une ligne du texte (œuvre de son vieux camarade Didier Barbelivien). Mais la force d’interprétation et l’esprit des vers en font l’une de ses pièces majeures.
On n’est pas sérieux quand on a 20 ans. Michel Sardou, si. Agacé par l’antiaméricanisme qui gagne la France gaulliste, le jeune artiste aux chansons confidentielles signe un rappel historique en forme de brûlot. Un discours de Hitler ouvre le titre. Puis il commence: «Si les Ricains n’étaient pas là, vous seriez tous en Germanie.» Le propos est fort et dénote. Entretemps, le général de Gaulle – l’idole de Fernand Sardou – annonce fermer les bases américaines dans l’Hexagone. La chanson est interdite et un certain effet de curiosité commence. Les ventes frémissent, pas suffisamment toutefois pour lancer la carrière de l’artiste. Mais il a retenu la leçon et celle de Victor Hugo: «Être contesté, c’est être constaté.»
Éditorialiste de la chanson française, Sardou regarde, indigné, les informations quand il tombe sur l’affaire du petit Philippe Bertrand, un enfant de 7 ans tué par Patrick Henry. Le débat sur la peine de mort monte. Les vers jaillissent: en trois minutes vingt-huit secondes, il signe une violente plaidoirie pour la peine capitale. La polémique enfle. La presse de gauche s’en prend au chanteur. Ses concerts sont menacés, des manifestations organisées, son œuvre revisitée (et critiquée). Deux sociologues écrivent un brûlot: Faut-il brûler Sardou? (la réponse sera non, ouf !). Marqué, le chanteur engagé, voire enragé, regrettent certains, prend un peu de distance et abandonne la chanson à message. Pour mieux y revenir…
En soixante ans de carrière, Michel Sardou s’est forgé la réputation d’ours mal léché qui ne sourit pas. C’est vrai sur les pochettes d’album (un seul sourire en six décennies, sur l’album Français, sa pire vente de disques) ou les affiches de concert où ce n’est pas vraiment Le Rire du sergent. Mais derrière l’absence de sourire se cache un gai luron. Comme l’ont remarqué Martin Gamarra et Julien Baldacchino, les créateurs du podcast «Stockholm Sardou», il existe, dans les années 1970, une chanson gag dans chaque album.
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Dans Interdit aux bébés, il se met à la place d’un gosse à qui on interdit tout: de s’amuser, de jouer, de marcher. Il y aura plus tard une crise conjugale aérienne (X Ray), un questionnement sur le rôle du latin (Dixit Virgile), l’invention du premier gros mot (Qu’est-ce qu’il a dit ?), l’arrivée d’un terrien sur la planète Mars (UFO). Il a même osé en 2007 un «one singer man show», avec des sketchs autour de ses titres cultes. Sardou, «chanteur de gags», qui l’aurait imaginé?
Avec l’un de ses principaux paroliers, Pierre Delanoë, ils ont poussé les plus beaux coups de gueule de la chanson française. En 1975, alors que l’un des fleurons de la marine française est en passe d’être désarmé, Pierre Delanoë laisse un mot sur le bureau de Sardou: «Je suis le France, pas la France.» À Sardou de se «démerder», selon le mot fameux de l’auteur. Le chanteur écrit un texte, ensuite retravaillé par le parolier. L’artiste utilise le «je» pour faire parler le paquebot gaullien. C’est étonnant, émouvant et puissant. Sur une musique étourdissante de Jacques Revaux, Sardou fait pleurer la France. De droite et de gauche. La CGT lui pardonnera tout quand elle assistera à un de ses concerts à Saint-Nazaire et qu’il interprétera ce tube écoulé à 1 million d’exemplaires.
Une mélodie douce qui s’enflamme. Des paroles crues et sensuelles. Un chanteur viril incandescent. Et vous obtenez un tube érotico-musical. En 1976, Michel Sardou, déjà adulé par la gent féminine malgré des titres jugés par certains misogynes (Les Villes de solitude, Je veux l’aimer pour un soir, Bonsoir Clara), conquiert définitivement le cœur des femmes. Pendant quatre minutes, il répète une quarantaine de fois le verbe «aimer» ou le mot «amour». Un amour total et exclusif. Le macho Sardou utilise sa voix puissante et chaude pour faire monter la température. Moins romantique et imagée que La Maladie d’amour, Je vais t’aimer marque la carrière du chanteur. Un titre présent dans de nombreux concerts qui met, quarante-cinq ans après, tout le monde en émoi.
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Il y a un malentendu avec Sardou. On le croit arrogant, fier et faraud quand il promet de Mourir de plaisir ou explique que si les femmes «rêvent d’habiter chez (lui), c’est qu’il y a de quoi » (J’habite en France). Quand on exploite ses 330 chansons, on s’aperçoit qu’il aime se dénigrer. Dans ce titre puissant, il se décrit tour à tour comme mauvais fils, mauvais mari, mauvais père. Comme un écho à ce qu’il a vécu : un homme volage – deux enfants nés de deux femmes différentes à un mois d’intervalle – et un père absent et distant avec ses filles Sandrine et Cynthia. À partir des années 1980, le chanteur avoue ses écarts et ses fautes conjugales pour expliquer que ses histoires d’amour finissent mal.
Entre Michel Sardou et ses parents, c’est un amour fusionnel. Sa mère Jackie lui a donné une partie de son tempérament : une grande gueule sympathique. Son père Fernand, l’amour du métier. Fils unique, le chanteur est un enfant de la balle qui, délaissé durant ses années adolescentes, a cherché à épater ses parents. En 1982, cinq ans après la mort de son père, il décrit la sensation qu’il ressent lors de la présence de son «spectateur du premier jour». Le titre, porté par une mélodie encore magistrale de Revaux, est un éloge de la transmission au sein d’une famille d’artistes.
«Il était là dans ce fauteuil où mon fils aîné va s’asseoir. Quatre générations l’accueillent et il sait déjà qu’un beau soir je serai là dans ce fauteuil, son spectateur du premier jour. Comme un père débordant d’orgueil pour celui qui prendra son tour.» Ses parents et ses enfants sont au cœur d’une discographie dense. Même si l’artiste ne parle pas de Jackie dans La Fille aux yeux clairs où un homme découvre que sa mère pouvait être une femme désirée. «À part le sein lourd, ça n’a rien à voir avec ma mère…», rigolait-il. Ouf, un œdipe mal soigné de moins à gérer.
Chanteur-voyageur, Michel Sardou a beaucoup bourlingué en chansons: Italie, Autriche, Amérique (Canada, États-Unis, Argentine), Afrique… Et dans sa vie personnelle. Il s’est installé aux États-Unis, fasciné par le rêve américain. Pour finalement vite revenir. «J’ai vécu un temps aux États-Unis (…) D’abord, il faut faire des efforts pour parler anglais. Et puis, qu’est-ce que j’ai à dire à ces mecs-là? Ils n’ont pas notre façon de vivre. Là-bas, ce n’est pas “comment ça va?” mais “combien ça va ?”» Pareil pour ses résidences en France. Paris ? Trop bruyant. Normandie ? Trop de pluie. Direction le Var. Sardou est finalement un Voyageur immobile, comme il l’a chanté en 1985, casanier et désabusé. Ne dit-il pas dans S’enfuir et après, un titre subtil de 1997, «Aussi loin qu’on va / On part avec soi / On ne s’oublie jamais.» L’enfer, c’est parfois soi-même.
Qui aurait cru que ce mariage irlandais fêterait ses noces de nacre avec une belle polémique ? En août dernier, la chanteuse Juliette Armanet a attaqué Les Lacs du Connemara, voyant dans ce titre de 1981 une chanson de droite et sectaire. «Ça me dégoûte», lâche dans un média belge l’auteur et interprète du Dernier Jour du disco. Pourtant point de biais idéologique avec cette chanson qui fleure bon la fête et la communion.
Pierre Delanoë et Michel Sardou ont profité d’un coup de chaud subi par le synthétiseur de Jacques Revaux pour raconter en plus de six minutes l’union entre Maureen et Sean sur fond de division politique. «On y croit encore que le jour viendra, il est tout près où les Irlandais feront la paix autour de la Croix», veut croire le chanteur, optimiste. Le titre sera un succès: 1 million d’exemplaires, mais surtout va traverser les générations au point de devenir le tube des jeunes, des étudiants ou des fêtes de mariage.
Les années 1980 sont la décennie de tous les succès et du consensus : des tubes populaires, des spectacles complets et même des récompenses. Chassez le naturel, il revient parfois au galop. En 1983, il écrit avec Pierre Delanoë un réquisitoire plutôt subtil contre l’URSS. Au lieu d’attaquer frontalement le communisme, il se sert des (pseudos) idéaux de Vladimir Ilitch pour expliquer comment le régime les a dévoyés. «Lénine, relève-toi, ils sont devenus fous.»
Passionné d’histoire – il a notamment chanté l’An Mil, Danton et Napoléon -, Sardou montre que la chanson peut être culturelle, référencée et marquée. Cette sortie en pleine guerre froide, alors qu’une partie de l’intelligentsia française reste fascinée par l’URSS, dénote. Comme pour Les Deux Écoles, contre la fin de l’école libre en 1984, Sardou invente la chanson engagée, rythmée et moins violente que Je suis pour.
Michel Sardou n’a pas attendu Sandrine Rousseau pour se déconstruire. Invité du Collaroshow en mai 1981, le chanteur jugé macho et misogyne par certains s’affiche en décolleté et avec une belle perruque blonde pour promouvoir son nouveau titre, Être une femme. Une chanson visionnaire où l’artiste imagine les femmes accéder à tous les postes de responsabilité – ce qui finira par arriver. «S’installer à la présidence et de la faire bander la France» – ce qui a presque fini par arriver en 2007.
Michel Sardou et les femmes: une longue relation et un décalage. D’un côté un public très féminin qui vénère l’artiste et l’homme ; d’un autre, des associations féministes qui attaquent chaque vers polémique. Étrangement, le remix de 2010, avec des paroles réactualisées, n’a pas fait trop de vagues comme si le chanteur, devenu le doudou de toute la culture populaire, n’arrivait plus à choquer. De quoi donner raison à un article du magazine Elle dans les années 2000: «Michel Sardou comme un agneau».
«Je me souviens d’un adieu», début de la tournée le 3 octobre à Rouen. À Paris, à La Défense Arena, les 16 et 17 mars 2024.
À paraître: Michel Sardou. Vérités et légendes, de Florent Barraco, Perrin, 192 pages, 13 €. En librairie le 19 octobre.