«Cocktail n’est pas le pluriel de Cocteau !». Qui mieux que le poète lui-même pouvait apporter un démenti sous forme de boutade, à une réputation qui, il le reconnaissait lui-même, n’était pas volée. En un temps où Paris était une fête permanente, il a passé d’innombrables soirées à passer d’une réception chez un éditeur, à Saint-Germain-des-Prés à une générale de théâtre, avant d’aller souper chez Maxim’s. Cela ne l’a jamais empêché de prendre le temps d’écrire des livres, des chroniques, des pièces de théâtre et de réaliser des films devenus des classiques parmi lesquels La belle et la bête, Les parents terribles et Le testament d’Orphée. C’est donc presque naturellement qu’on lui propose, au début de l’année 1953, de présider le jury du 6e Festival de Cannes. Il accepte avec enthousiasme, sur le principe, mais pose néanmoins une condition : «il faut que ce festival soit celui de la gentillesse», déclare-t-il. Ces journées et ces soirées à Cannes doivent être une fête, dans tous les sens du terme. Des déjeuners somptueux dans des villas de rêve et des dîners en smoking vont ponctuer de longues journées de travail que «Monsieur le Président» a parfaitement réglé.

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«Un climat amical» précise François Chalais dans l’extrait que Madelen vous propose de découvrir, à l’heure des 60 ans de la disparition de Jean Cocteau : un entretien réalisé en 1954 pour Reflets de Cannes, une émission devenue mythique, que le journaliste vient à peine de créer. Il dénonce, avec beaucoup de diplomatie, les éditions précédentes où des «conspirateurs» auraient intrigué, au sein du jury, avec l’espoir qu’un trophée soit attribué à quelqu’un qui ne le mérite peut-être pas. Conscient de sa responsabilité, Cocteau a établi une règle très précise: chaque membre du jury a l’obligation de voir deux fois chacun des films de la sélection. Il s’agit, à ses yeux, du minimum pour se faire une idée objective des qualités et des défauts d’un long métrage.

Il va être écouté, ce qui ne va pas empêcher, en coulisses, de longs débats passionnés et des choix particulièrement drastiques, dans un esprit de liberté alors jugé particulièrement novateur. «Je peux aimer un film que mes camarades n’aiment pas et je peux ne pas aimer un film qu’ils aiment» explique ainsi Cocteau, conscient que le Président ne possède pas tout pouvoir sur le vote final, mais a, en revanche, le devoir que ce soit l’angle cinématographique qui compte. Il est parfaitement conscient que le septième art est souvent un reflet des événements de l’époque, mais qu’il est indispensable que ses collègues se placent en dehors de ces contingences et jugent les cinéastes comme des hommes qui défendent une histoire plutôt que des idées politiques ou religieuses. «Nous devons être une sorte de no man’s Land du mur des langues», conclut-il.

Le pari est gagné. En 1953, le Grand Prix est attribué au film d’Henri-Georges Clouzot, Le salaire de la peur, avec une mention spéciale à Charles Vanel. Cocteau salue également le talent d’un jeune réalisateur français, Albert Lamorisse, en lui décernant le Grand Prix du court-métrage pour Crin Blanc. Un trophée « hors concours » est remis à Walt Disney pour «le remercier du prestige qu’il apporte au Festival du Film». Dans la foulée, le ministre de l’Information, délégué par le gouvernement, le décore de la Légion d’Honneur . Cocteau va endosser à nouveau son costume de Président en 1954, puis celui de Président d’Honneur en 1957. Des images en coulisses ont marqué ces trois éditions qui lui ont valu le surnom de «Cocteau le magnifique» : l’apparition de Pablo Picasso en 1953, vêtu d’une peau de mouton et coiffé d’un chapeau melon; l’apparition, en 1954, d’une quasi-figurante à qui l’on assure un grand avenir, Sophie Loren et l’arrivée de la délégation soviétique avec 120 kilos de caviar dans ses bagages. En 1957, sur les marches de l’ancien Palais, Mike Todd présente Cocteau à Elizabeth Taylor en l’appelant Jean Coquelicot. Ce qui a fait sourire ce dernier, même s’il n’était plus tout à fait dans la fleur de l’âge.