« Je prends un risque professionnel, mais je témoigne parce que je ne veux pas voir de crash de 777 et de 787. » C’est par ces mots que Sam Salehpour, ingénieur qualité chez Boeing depuis dix-sept ans, a commencé son audition sous serment devant le Sénat américain. Dans le cadre d’une audience dont l’intitulé donne le ton : « Examen de la culture sécuritaire brisée de Boeing : récits de témoins directs. »
La commission a entendu quatre ingénieurs, salariés et ex-employés de Boeing et de l’Agence de la sécurité aérienne américaine (FAA), dont les témoignages vont tous dans le même sens : selon eux, Boeing ne produit pas ses avions aux standards de qualité et de sécurité requis dans l’aéronautique. Ce qui « met en danger la sécurité des passagers », résume un des deux sénateurs qui président la commission d’enquête du Sénat.
Ces quatre lanceurs d’alerte « ne sont pas les seuls à nous avoir contactés. J’invite tous ceux chez Boeing, à la FAA ou dans les compagnies aériennes à prendre contact avec nous », déclare le sénateur (démocrate) Richard Blumenthal. Ce dernier veut entendre David Calhoun, PDG de Boeing depuis 2020. « Il devra nous expliquer pourquoi les promesses d’amélioration de la sécurité et de la qualité faites il y a cinq ans (après les deux crashs meurtriers de 737 Max en 2019 et 2019, NDLR) n’ont pas été tenues », annonce-t-il. Comme l’a prouvé le grave incident à bord d’un vol d’Alaska Airlines le 5 janvier, au cours duquel une porte s’est décrochée du fuselage d’un Max 9. L’enquête a démontré que les boulons de fixation de cette porte, démontée pour travaux, n’avaient pas été remis en place par des ouvriers de Boeing.
« Toute la culture de la sécurité de Boeing doit être revue et restaurée. Les neuf audits récents menés par la FAA sur les méthodes de production et de contrôle qualité n’ont pas été bons, des défauts basiques ont été relevés dans la fabrication des fuselages », énumère le sénateur, évoquant une culture toxique, faite de menaces, de pression et d’hostilité contre les salariés alertant sur des malfaçons. En toile de fond figurent les enquêtes et audits désormais élargis aux deux long-courriers, en plus du 737 Max. Trois des quatre avions de ligne de Boeing (le 767 y échappe) sont désormais dans le viseur de la FAA, du Bureau national de la sécurité des transports et du FBI.
Et Sam Salehpour d’enfoncer le clou : Boeing a ignoré « de façon répétée » et « pendant trois ans » ses mises en garde sur les défauts de qualité dans le processus d’assemblage des long-courriers. Les tronçons de fuselage du 787 ne « sont pas correctement “attachés” ensemble et pourraient se dissocier en plein vol, après avoir effectué des milliers de vols », estime-t-il. L’ingénieur pointe aussi « des raccourcis » dans l’assemblage du Dreamliner, qui auraient provoqué « une déformation des matériaux composites pouvant altérer la résistance à l’usure sur le long terme ». Il cite également « des débris tombés entre des pièces dans 80 % des cas, dont les écarts ne sont pas mesurés correctement dans 97,7 % des cas ».
« J’ai littéralement vu des gens sauter sur les pièces de l’avion pour les aligner », assure l’ingénieur en évoquant les nouvelles procédures d’assemblage du 777, un avion mis en service en 1995. Ces procédures ont été, selon lui, appliquées, « sans procéder à la nécessaire reconception des pièces concernées, ce qui a entraîné un mauvais alignement entre elles ». Ed Pierson, ancien de la Navy et ex-cadre de Boeing, n’a pas de mots assez durs pour dénoncer une faillite collective : du constructeur mais aussi des autorités chargées de le contrôler. « La culture dysfonctionnelle de la sécurité n’a pas changé. Rien n’a été fait. Toute personne qui monte à bord d’un Boeing prend un risque », conclut-il.
Face à ces témoignages, Boeing tente de rassurer. Il qualifie ces allégations d’« inexactes » et réaffirme sa confiance dans la sécurité des 787 et des 777. « Sauter sur des pièces d’avion ne fait pas partie de nos procédures », assure Lisa Fahl, directrice ingénierie des programmes de Boeing aviation commerciale. Le constructeur explique avoir réalisé des milliers de tests qui montrent que les 787 et les 777 répondent aux critères de sécurité. Pourtant, il est avéré que sur les 1 123 Dreamliner livrés depuis 2011, ceux réceptionnés par les compagnies avant 2020, soit 939 appareils, présentaient des défauts. Le premier problème identifié montrait un espacement plus important que celui toléré par les spécifications de Boeing entre les bords des sections de fuselage et les sangles (qui ont toutes été démontées et vérifiées) pour les relier. « Notre spécification d’espacement est équivalente à l’épaisseur d’un cheveu », souligne Lisa Fahl. L’écart relevé ne mettait pas en cause la sécurité des vols, selon elle.
Les livraisons du 787 ont cependant été suspendues entre novembre 2020 et mars 2021. Après l’identification de nouveaux défauts, les livraisons de 120 appareils ont été gelées de mai 2021 à août 2022. « Nous avons encore 40 Dreamliner à vérifier, en particulier les jointures entre les sections de fuselage », précise Steve Chisholm, ingénieur en chef mécanique et structure.
Concernant l’intégrité des fuselages du 787, Boeing a réalisé des milliers de tests. Une usure prématurée peut provoquer des fissures, appelées « criques », qui peuvent s’élargir et, à terme, menacer la structure. « Nous avons soumis le composite du fuselage du 787 à des tests de fatigue représentant 165.000 cycles (un cycle représente un décollage, un vol et un atterrissage, NDLR), soit quatre fois plus que les cycles qu’effectuera un 787 durant sa durée de son exploitation. Nous n’avons trouvé aucun indice d’usure mais au contraire une amélioration de 75 % de la résistance par rapport à l’aluminium employé pour d’autres avions », développe Steve Chisholm. Quant aux opérations de maintenance des six ans (après l’entrée en service) réalisées sur 671 long-courriers, ainsi que celles des douze ans (une inspection plus lourde) effectuées sur 8 avions, elles n’ont montré « aucun signe de fatigue de la structure ».
Reste que la pression et la défiance sont encore montées d’un cran. Boeing doit très vite montrer qu’il change. En février, la FAA lui a donné 90 jours pour lui soumettre un plan d’actions, visant à résoudre les problèmes de qualité. À défaut, de nouvelles mesures pourraient être prises. Certains observateurs n’excluent pas l’arrêt total de la production. Un scénario catastrophe que Boeing a encore un petit mois pour éviter…