Si l’escalier d’honneur n’était pas couvert d’un épais tapis rouge et or, ceux qui le foulaient auraient entendu, ce soir-là, le pas énervé de Gérald Darmanin frapper contre la pierre. «Quand on a un deal, on n’essaie pas de faire croire qu’on a gagné!, s’emporte le ministre de l’Intérieur devant une sénatrice Les Républicains (LR). Et en plus, il en rajoute en séance, franchement!» La raison de son courroux? Une prise de parole très offensive de Bruno Retailleau, quelques minutes plus tôt.
Mercredi dernier, alors que les débats sur le fameux article 3 du projet de loi immigration, qui prévoit la régularisation des travailleurs clandestins dans les métiers dits «en tension», touchent à leur fin, l’Hémicycle assiste à une attaque en règle. «Monsieur le ministre, vous ne manquez pas d’air! Je sais qu’en politique, le culot, c’est souvent une qualité. Vous voulez faire croire que le dispositif proposé par la majorité sénatoriale est l’équivalent de celui que vous proposiez. Que nenni!, lance le patron des sénateurs LR. Votre dispositif, c’était des dizaines de milliers de régularisations, le nôtre est beaucoup plus quantifiable.»
Piqué au vif, Gérald Darmanin patiente un instant. Avant de riposter, un petit sourire pincé aux lèvres: «Ne faites pas croire, monsieur Retailleau, que l’article que vous avez déposé, vous le souhaitiez ardemment, sinon, on n’aurait pas eu toute cette histoire!»
Cette «histoire», c’est celle des longues négociations qui ont perturbé le calme habituel du Palais du Luxembourg tout au long de la semaine, entre Les Républicains de Bruno Retailleau et leurs alliés centristes, emmenés par Hervé Marseille. Les premiers souhaitant supprimer à tout prix l’article 3, les seconds y tenant mordicus. Point de front contre front, ce n’est pas le genre de la maison. Il n’empêche, cette divergence a inquiété jusqu’au président de la Chambre haute, Gérard Larcher, soucieux d’éviter la fracture de la majorité sénatoriale. Finalement, après moult rendez-vous dans l’ombre de l’Hémicycle, les tractations ont abouti à un consensus entre les LR et l’Union centriste (UC), mardi dernier.
«Chacun a mis de l’eau dans son vin», se souvient Hervé Marseille. Jusqu’à s’entendre sur la suppression de l’article 3 et sur l’écriture d’un nouvel article «4 bis» qui prévoit le durcissement des critères de la circulaire Valls (lire page 4). «Tout le monde est partie prenante à la victoire, poursuit Hervé Marseille. Les Républicains peuvent se targuer d’avoir musclé le texte et nous avons obtenu les dispositions législatives pour encadrer la régularisation des travailleurs.» Quant au ministre, sourit-il, «il arrivait en terrain miné et peut repartir en sautillant». Désormais, tout le monde peut respirer un peu.
À lire aussiPierre Brochand (ex-DGSE): «Régulariser les clandestins dans les métiers en tension, c’est amorcer une pompe inépuisable»
«Ça va mieux, aujourd’hui», souffle le sénateur LR François-Noël Buffet, président de la commission des lois. Il faut dire que ces derniers jours, Bruno Retailleau faisait face à une pression venant de tous les côtés. D’abord, parce que Gérald Larcher, qui tenait absolument à ce qu’un texte soit adopté au Sénat, était partisan d’un accord. Ensuite, parce que Gérald Darmanin a multiplié les entrevues avec des sénateurs LR ces dernières semaines, cherchant à les convaincre qu’un compromis était possible. «Ses équipes travaillent fort pour décrocher les mecs. Il distribue les sucreries: des effectifs, des commissariats, des petites Légions d’honneur, des petits services comme ça…», raconte un conseiller parlementaire Les Républicains.
À lire aussiGuillaume Tabard: «LR place le gouvernement au pied du mur»
Des «cadeaux» que, du côté de Beauvau, l’on ne confirme pas. Tout en balayant: «l fait de la politique comme tout le monde.» Il n’était guère rare d’apercevoir le conseiller parlementaire du ministre, Grégory Canal, piétiner dans la salle des Conférences et tourner autour des parlementaires du centre et… de droite. «Quand est-ce que je reçois un appel du ministre, moi?», lâche, ironique, cette sénatrice LR, un petit sourire taquin aux lèvres. «Il y a un principe de réalité, confie au Figaro Gérald Darmanin. Il était évident, sachant que nous avions convaincu Hervé Marseille et une partie des Républicains, qu’il y aurait un compromis qui ne serait humiliant pour personne.»
Mardi matin, en réunion de groupe LR, Bruno Retailleau expose à ses troupes les termes de l’accord qui pourrait être conclu avec les centristes. Pendant deux heures, les sénateurs discutent. «Il fallait faire avaler ça à ses copains, charrie un centriste. Après être monté dans les tours, il a fallu qu’il atterrisse.» Bruno Retailleau, lui, se souvient: «Dans nos rangs, il y avait deux lignes claires: ceux qui ne voulaient rien voter et ceux qui voulaient qu’on parvienne à sortir avec un texte. J’ai très vite senti, en exprimant une ligne exigeante, que les uns et les autres s’y ralliaient. Un consensus solide s’est fait. Ça, c’était gagné pour le groupe. Il fallait après que nos alliés centristes suivent.»
Un accord, qui, selon nos informations, ne serait pas tout à fait du goût de Laurent Wauquiez. Certains racontent même que le «candidat naturel» de la droite pour 2027, dixit Éric Ciotti, et potentiel futur rival de Gérald Darmanin, aurait appelé Bruno Retailleau à plusieurs reprises cette semaine, pour lui demander de «hausser le ton» vis-à-vis de l’exécutif. Des coups de téléphone que démentent les deux hommes. Mais l’entourage du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes précise: «Laurent Wauquiez n’était pas pour l’adoption d’un texte avec les mesures de régularisation.» Des mesures qui, en dépit de la suppression de l’article 3, figurent tout de même dans la nouvelle version amendée par les sénateurs LR et leurs alliés centristes… Et qui vont jusqu’à consoler le sénateur communiste Ian Brossat: «Avouons que ce nouvel article n’est pas un recul, puisque la circulaire Valls ne disparaît pas et qu’elle entre même dans la loi. C’est une petite avancée.»
Une avancée qu’Hervé Marseille illustre ainsi: «L’article “4 bis”, c’est l’article 3 déguisé. Ce n’est pas le carnaval mais presque…» Le chef de file des centristes au Sénat raconte que les services de la Chambre haute avaient proposé de placer l’accord rédigé à l’article 6. «Je leur ai fait remarquer que ça faisait deux fois trois. Et comme LR fait une fixette sur le chiffre trois… Bon, c’était un peu taquin», plaisante Marseille. Attablé à la buvette des sénateurs, jeudi, Ian Brossat ne cachait pas sa déception quant à l’issue de cette semaine des débats. «Gérald Darmanin voulait être gentil avec les gentils et méchant avec les méchants. Finalement, il est juste méchant avec tous les étrangers. Nous avons assisté à une véritable “zemmourisation” de la droite sénatoriale, avec une passivité coupable du gouvernement qui ne s’est pas battu pour rien», cingle l’ancien adjoint d’Anne Hidalgo. Tout au long de la semaine, la gauche, en minorité au Palais du Luxembourg, a essuyé défaite sur défaite.
Suppression de l’aide médicale d’État (AME), rétablissement du délit de séjour irrégulier, instauration de quotas migratoires, limitation du regroupement familial, facilitation des expulsions des étrangers considérés comme dangereux… Au fil des jours, LR a largement durci le texte du gouvernement. «On ne va pas se raconter d’histoires, on prend cher», lâche, abattu, l’écologiste Yannick Jadot. Avant de viser les centristes: «Avec eux, on n’est jamais déçus. Quand il s’agit d’aller à la soupe, ils y vont toujours. Leur principe, c’est, d’abord, d’afficher des convictions, ensuite, de les manger.» Une amertume qui contraste avec l’allégresse, «un brin surjouée», glisse un centriste, de Bruno Retailleau. «Très franchement, arriver en fin de semaine avec un texte qui durcit autant la politique migratoire de notre pays, je ne l’aurais pas parié. J’étais bien plus pessimiste, c’est donc une bonne surprise», se félicite le sénateur vendéen.
Au Sénat, la droite n’aura donc pas cassé la vaisselle, ainsi que le craignait Gérald Darmanin. Reste à savoir si, à l’Assemblée, les députés seront aussi précautionneux (lire ci-contre). «Depuis les retraites, notre groupe a prouvé qu’il avait le talent tout particulier de se diviser», souffle un parlementaire. Depuis l’accord entre les centristes et la droite sénatoriale, le chef de file des députés LR, Olivier Marleix, brille par son silence, lui qui s’est maintes fois prononcé contre toute inscription dans la loi d’une forme de régularisation.
Et pour ne rien arranger, une étrange missive a fini, sinon d’inquiéter, au moins de semer la confusion dans les rangs LR. Une lettre envoyée jeudi, et signée par Olivier Marleix, aux adhérents LR, et dans laquelle il déplore un «projet de loi ambigu» qui contient «de fausses mesures de droite mais surtout, de vraies mesures de gauche». Et ce, malgré le durcissement du texte obtenu par son homologue du Sénat. «Ça a été écrit en octobre…», lâche un ténor. Alors, pourquoi l’envoyer maintenant? «C’est à lui qu’il faut le demander.» Un député souffle: «Marleix est trop radical.» Une source interne renchérit: «Sa croisade personnelle contre Gérald Darmanin, qui est à ses yeux le grand traître de la droite, est irrationnelle.»
À lire aussiLoi immigration: entre la droite et les centristes, les coulisses d’un bras de fer
Les fractures guettent le groupe LR. Et le premier à le savoir, c’est Gérald Darmanin. «Que peut dire Olivier Marleix? Dire que l’amendement de Bruno Retailleau est laxiste? Allons, ce n’est pas raisonnable et les Républicains le savent très bien. Soyons sérieux…», rétorque le ministre de l’Intérieur. Ce dernier croit d’ailleurs savoir qu’«il n’y a pas d’unanimité au sein du groupe LR, loin s’en faut, pour voter contre ce texte qui est plébiscité par l’opinion». Il ajoute d’ailleurs: «Une quinzaine de députés LR m’ont déjà fait savoir qu’ils trouvaient le texte très intéressant.» Tout comme il y a eu un compromis au Sénat, Gérald Darmanin est «certain» qu’il y en aura un à l’Assemblée. Une sérénité de façade… Calculée ou feinte? Le ministre de l’Intérieur le sait, les difficultés qui l’attendent à la Chambre basse sont d’un tout autre niveau.