Alors que depuis une semaine, le petit Landerneau de la BD brûle d’impatience de pouvoir débattre de l’affaire Bastien Vivès, l’un des participants, le scénariste Benoît Peeters, a annulé sa participation au débat «Sexualité et bande dessinée : peut-on tout dessiner?» programmé à l’Espace Franquin.
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C’est le délégué général du Festival d’Angoulême Franck Bondoux qui remplace au pied levé Peeters, biographe d’Hergé, entré récemment au Collège de France. Cette table ronde organisée, sous la pression de l’affaire Bastien Vivès et des violents clivages qui fracturent le milieu de la bande dessinée française, entend poser les bases d’un débat contextualisé par l’histoire du 9e art en lien avec la liberté d’expression.
« Nous avons sollicité plusieurs participants, qui ont décliné l’invitation estimant le sujet trop sensible, a déclaré en préambule l’animateur de cette table ronde le journaliste Romain Brethes. Il y a trop de coups à prendre», est l’expression qui est revenue très souvent.» La rencontre s’est donc faite autour d’intervenants courageux: la dessinatrice Coco, l’écrivain, journaliste et éditeur Bernard Joubert et Franck Bondoux.
Interrogée jeudi sur l’affaire Bastien Vivès, la ministre de la culture Rima Abdul Malak, en visite au Festival d’Angoulême, avait déclaré : «Les choses ont eu lieu à un rythme tellement rapide que ce débat, finalement, n’a pas pu se tenir. J’aurais souhaité en effet qu’il ait plus lieu, ici, au festival». Finalement, il a lieu aujourd’hui contre vents et marées.
En décembre, l’organisation du festival avait choisi d’annuler l’exposition Carte blanche «Dans les yeux de Bastien Vivès», en raison de la nouvelle bronca lancée sur les réseaux sociaux. Trois de ses livres, qui mêlent mineurs et pornographie, lui ont valu d’être accusé de « pédocriminel ». Une partie du milieu de la BD n’avait pas digéré non plus qu’un hommage soit offert à un jeune artiste qui avait été naguère très virulent contre une autrice, Emma.
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La justice a également été saisie fin décembre par deux associations accusant Bastien Vivès et ses éditeurs de «diffusion d’images pédopornographiques», bien qu’en 2019 une première plainte pour ces mêmes faits avait été classée sans suite.
Les débatteurs de la table ronde ont commencé par revenir sur « la décision lourde » du Festival d’annuler cette exposition. « Il faut savoir que Bastien Vivès a reçu de nombreuses menaces de mort, a déclaré Franck Bondoux. C’est personnellement inadmissible. Je vous demande tous de vous imaginer ce que cela peut représenter de recevoir de tels messages d’appel à la haine sur son smartphone. Des messages du type : On va te crever toi et ta petite famille ! »
L’organisation du festival a justifié sa décision d’annuler l’exposition en martelant qu’elle se devait de prendre aux sérieux ces insultes et ces menaces de mort sur les réseaux sociaux. « Car cela induisait de facto des conséquences dramatiques dans le réel, a poursuivi le délégué général de la manifestation. Sans oublier les potentiels désordres d’ordre publique si l’on maintenait coûte que coûte cette exposition. » Le festival a également déploré avant tout « le manque de dialogue autour de cette affaire ».
« Si je suis là aujourd’hui, a déclaré la dessinatrice Coco, c’est que je trouve que cette fameuse « affaire Vivès » comme vous l’appelez, dépasse largement son cas personnel. Cette liberté d’expression, qui nous permet de tout dessiner doit être défendue. Les artistes sont parfois amenés à dessiner sur la mort, sur les enfants ou sur la sexualité. Ce ne sont pas des sujets qui sont faciles à aborder. Mais il faut pouvoir être libre de donner son point de vue. »
Selon l’écrivain et spécialiste Bernard Joubert, «une quinzaine de Grand Prix d’Angoulême ont dessiné des scènes pédopornographiques dans leurs albums.»
En marge de ce débat officiel, circule sous le manteau dans les allées du festival un petit livre rouge à l’humour assez virulent. Intitulé Les raisons de la colère, estampillé du logo «Parental Advisory Explicit content», cet ouvrage de dix centimètres contenant une vingtaine de pages illustrées, sulfureuses et parodiques, revient à sa manière sur l’«affaire Bastien Vivès».
L’incontournable Didier Pasamonik, directeur de la rédaction du site ActuaBD a son opinion sur ce canular. «Il semble bien que cette production pirate très «poil à gratter» soit d’origine belge, note-t-il tout sourire. Un grand classique!»
Fin connaisseur des arcanes du festival, il analyse non sans une pointe d’ironie ce « pseudo-brûlot» qui réclame ouvertement «la mise en place d’un comité de vigilance». « C’est évidemment du 24e degré, dit-il. Le fascicule publie quelques-unes des principales figures de la scène alternative de la bande dessinée, fer de lance d’un féminisme radical. Il détourne les slogans des défenseurs d’un féminisme des plus acharné.»
À l’intérieur de ce petit carnet, au contenu furieusement parodique, on retrouve détournés les dessins de certains signataires de la pétition mise en ligne par Mediapart qui fustigent Bastien Vivès. «Et d’autres encore, non-signataires, poursuit Pasamonik, comme le Grand prix de l’année dernière Julie Doucet, grande figure de la BD underground anglo-saxonne, et quatre grands noms du 9e art comme Robert Crumb, Marjane Satrapi, Dominique Goblet ou Blutch.»
Le petit Landerneau de la bande dessinée a ainsi l’air de s’être fabriqué ses propres anticorps contre ce virus mutant angoumoisin : la «Bastien Vivèsite aiguë».
Cet ouvrage, même s’il reste somme toute assez anecdotique, prouve bien que le débat continue d’échauffer les esprits au sein des auteurs et autrices présents à Angoulême cette année. Même si les festivaliers d’Angoulême, le grand public et les enfants, n’y prêtent absolument aucune attention.
Tous préfèrent profiter des nombreuses rétrospectives qui célèbrent la BD dans toute sa créativité. Les 6 Voyages de Philippe Druillet rappelle, au Musée d’Angoulême, le génie graphique, baroque et lovecraftien de l’auteur de Salammbô. Filmé en partie dans son atelier, le dernier géant du 9e art apparaît à 78 ans comme le « Pierre Soulages de la BD ».
La foule compacte des visiteurs découvre avec stupéfaction le travail en « format grand aigle » des planches de Druillet. Des pages cathédrales qui racontent ses histoires de science-fiction (conçues dans les années 60) comme si c’était des épopées antiques, le tout inspiré par le gigantisme spirituel de la Sagrada Familia de Gaudi. « Dans le fond, c’est la meilleure expo qu’on ait vue cette année ! » s’est exclamé un groupe de visiteurs en sortant du musée.
À la Cité, Philippe Druillet toujours lui, électrise les murs de ses planches créées pour Métal Hurlant dès 1975, dans le cadre de la rétrospective « Rock ! Pop ! Wizz ! Quand la BD monte le son ». Une guitare représentant Jimi Hendrix, accueille le visiteur.
Des planches de BD tirées de toutes les générations de dessinateurs, de Charles Berberian, à Joe Sacco, en passant par Jean Solé, Luz, Serge Clerc, Denis Sire, ou Gotlib illustrent les liens de sang entre rock et BD. Un « dance floor » où les dessins s’animent au rythme de David Bowie, Michael Jackson, Beyoncé, Alpha Blondy ou Donna Summer, trône au milieu de l’exposition. Évidemment Elvis Presley et Les Beatles sont traités comme des rois.
L’exposition la plus courue du festival, L’Attaque des titans, de l’ombre à la lumière achève d’enchanter le public. Enfants et jeunes adultes déambulent au sein d’une impressionnante scénographie restituant l’atmosphère oppressante de la saga signée du mangaka Hajime Isayama, au succès planétaire.
Créatures anthropophages géantes effrayantes et scènes de violence extrême d’un réalisme frappant, cette rétrospective ambitieuse met en lumière une série mêlant Occident et Extrême-Orient, de Machiavel à Sun Tzu. La guerre y est évidemment omniprésente, dans une imagerie qui amalgame chevalerie médiévale, conflits modernes et visions uchroniques.