La parole de ce grand amateur d’art et philanthrope est rare. Ces apparitions aussi. Philippe Jabre, PDG de Jabre Capital Partners SA, est classé par le magazine Forbes parmi les plus grandes fortunes françaises et suisses. Ce célèbre gestionnaire d’actifs livre au Figaro ses réflexions.

LE FIGARO. – Décrivez-nous Philippe Jabre en deux phrases… Philippe JABRE. – Philippe Jabre trouve étrange que Philippe Jabre parle de lui à la troisième personne. (Il rit puis réfléchit un long moment.) Plus sérieusement, depuis son départ du Liban à l’adolescence pour poursuivre ses études à l’étranger jusqu’à son métier dans la gestion de fortune, un domaine extrêmement compétitif et féroce, Philippe Jabre considère que son parcours est le fruit de nombreux succès et de quelques échecs. C’est un continuum où la réussite a toujours été entrelacée avec les revers, se nourrissant l’une, l’autre.

Pourquoi, dans les années 2000, la presse vous surnomme la «légende de la finance» ou encore le «roi de la City» ? À chaque fois que les choses allaient mal, j’ai toujours su rebondir et les fonds que je gérais ont à plusieurs reprises été primés et ce sur une période de plus de vingt ans. C’est probablement ce qui a amené un journal américain, si ma mémoire est bonne, à me surnommer «l’homme invincible». Dès lors, le mythe est né…

Des regrets ? Non, pas vraiment. En regardant dans le rétroviseur, il y a des périodes où j’aurais peut-être dû être un peu plus prudent. Et encore, je n’en suis pas certain. Je suis un homme de défis.

La bière libanaise Almaza que votre grand-père a lancée en 1933 a été rachetée par Heineken en 2003. Vous en êtes redevenu propriétaire en 2021, c’est votre nouveau défi ? Oui, c’est un nouveau défi mais qui s’inscrit dans ma vision de continuité. J’ai toujours été persuadé qu’il était essentiel d’offrir des opportunités d’emploi à mes compatriotes sur leur terre. Le rachat de cette brasserie centenaire, créée par mon grand-père, représente un mélange d’expertise professionnelle et d’émotion profonde. Au Liban, Almaza est une marque très renommée, et il était impensable pour moi de la laisser péricliter.

C’est donc le cœur qui a parlé ? En analysant cette acquisition, je pense que l’aspect émotionnel et familial a inévitablement joué un rôle, mais ce n’est pas tout. En tant qu’homme d’affaires, j’ai également perçu une opportunité. Et même si, à la suite des évenements en Israël et aux conditions sécuritaires en vigueur, notre usine fonctionne à un rythme plus modéré, mon investissement ne doit pas être vu simplement comme un geste. Pour moi, Almaza doit incarner l’espoir et apporter un souffle positif au Liban.

Si je vous donne cent euros. Qu’en faites-vous ? Sans hésiter une seconde, ils seront remis à ma fondation. A.P.J. qui a pour mission de faciliter l’accès à l’éducation, la santé à des Libanais en situation de précarité. En 25 ans, ma fondation a contribué à l’éducation universitaire de plus de 20.000 étudiants tant au Liban qu’à l’étranger. L’éducation offre les outils nécessaires pour comprendre les enjeux sociaux, politiques et économiques, favorisant ainsi la participation citoyenne éclairée.

Si le Liban était une couleur, quelle serait-elle et pourquoi ? Je pourrais dire vert comme notre cèdre. Mais je pense que le Liban est rouge. Le rouge c’est la vie.

Le mot que vous préférez et celui que vous détestez ? J’aime le mot «résistant»… tel un roseau. En revanche, le mot que je n’aime pas, c’est «résilience». En réalité, je ne le déteste pas, je ne le comprends pas. Trop de gens se drapent dans ce mot de manière excessive qui a tendance à engourdir les idées et à anesthésier les solutions.

Vous êtes toujours du côté des solutions ? Les problèmes disparaissent souvent face aux solutions.

Vous êtes plus inspiré par Elon Musk ou par le pape François? Ce sont deux figures influentes qui, chacune à leur manière, ouvrent des perspectives. Le message du pape François est profondément éclairant à mes yeux. Il représente une voix progressiste au sein de l’Église. Comparé à certains de ses prédécesseurs, il écrit une nouvelle page de notre histoire en mettant l’accent sur des valeurs telles que la justice sociale, l’inclusivité et la protection de l’environnement. Elon Musk, lui, incarne l’esprit visionnaire et anticipe les défis futurs en repoussant les limites. Sa vision audacieuse pour l’exploration spatiale, les énergies renouvelables et les technologies de pointe est cruciale pour relever les défis complexes auxquels notre monde est confronté.

Votre livre de chevet ? Un ouvrage sur l’Ikigai, la méthode japonaise pour donner un sens à sa vie.

Vous avez donc trouvé une réponse à : «Pourquoi je me lève le matin et pourquoi ma vie vaut la peine d’être vécue ?» Je n’ai pas LA réponse mais je me lève pour essayer de contribuer positivement à aider les autres… Et j’espère le faire le plus le plus longtemps possible.

«Vous donnez, mais bien peu. Quand vous donnez de vos possessions» a écrit un poète. Ça vous parle ? Vous citez un des auteurs libanais qui se trouve dans mon panthéon. Khalil Gibran, dont on célèbre, cette année, le centième anniversaire de son chef-d’œuvre «Le Prophète» a marqué et continue de captiver des millions de lecteurs à travers le monde. Il a tellement raison. Donner, va bien au-delà de l’aspect financier lui-même, qui n’est rien qu’un instrument nous permettant d’atteindre un objectif plus profond. Je suis convaincu que tout change lorsque l’on réalise l’impact que notre présence peut avoir sur ceux qui en ont besoin. Comprendre la puissance du mot «présence» est essentiel. Dans chaque moment de présence, les émotions sont partagées, les liens se renforcent et les relations deviennent significatives.

Vous êtes l’un des plus grands collectionneurs orientalistes. Comment vous est venue cette passion ? De mes années d’études à ma carrière professionnelle, j’ai passé beaucoup de temps à l’étranger, ressentant rapidement la nostalgie de mon pays natal. J’ai commencé à rassembler des fragments de l’histoire du Liban à travers les œuvres de peintres, d’écrivains, de sculpteurs et de photographes qui, au fil des décennies, ont capturé l’essence de ce pays. Il m’a toujours fasciné de voir, de lire et de contempler l’évolution de mon pays à travers les yeux et l’art d’autres personnes.

Terminez cette phrase : «C’est très rare quand je parle de moi, mais… … je suis très heureux d’avoir récolté cent euros pour notre fondation, ils seront bien utilisés. Je vous remercie de votre présence».