L’Irlande assiste depuis plusieurs mois à une «hausse exponentielle» du nombre et de la fréquence des manifestations : c’est le constat que faisait en février le chef de la Garda Síochána, la police irlandaise. En seulement deux mois, les autorités ont recensé 115 rassemblements, contre 30 à la même période l’année précédente. Et si les Irlandais s’agitent trois fois plus qu’à l’accoutumée, c’est essentiellement parce que la politique migratoire du pays est devenue un sujet hautement inflammable : en ce début d’année, la majeure partie des manifestations visaient à «exprimer une hostilité à l’accueil de migrants», selon le commissaire Drew Harris qui s’attend à des manifestations «toujours plus nombreuses» à l’avenir, compte tenu de «l’affluence grandissante» qu’elles agrègent. La Garda alertait à cette occasion sur les moyens considérables que ces rassemblements exigent, d’autant plus que les manifestants se font fréquemment face, entre opposants à l’accueil massif de réfugiés d’un côté et partisans d’une politique d’accueil généreuse de l’autre.

La tension est encore montée d’un cran après l’arrestation en janvier de l’un des organisateurs de ces rassemblements, qui menaçait d’incendier un hôtel où séjournaient 40 réfugiés. Fin janvier, des immigrés croates et hongrois ont également assuré à la presse que le camp de réfugiés où ils se trouvaient a été «attaqué» par des hommes munis de chiens, qui leur auraient intimé l’ordre de quitter les lieux en les menaçant de les passer à tabac. Plus récemment, ce vendredi 24 mars, des manifestants ont bloqué un bus à l’entrée d’un centre dans lequel le gouvernement venait d’annoncer l’installation de 120 demandeurs d’asile. L’un des réfugiés bloqués avait alors menacé d’égorger les manifestants. Chaque fois, les rassemblements sont organisés en quelques jours sur les réseaux sociaux, sous des slogans tels que «Irish Lives Matter» (la vie des Irlandais compte) ou «Ireland is full», l’Irlande est pleine.

Comment le pays, terre d’émigration par excellence mais qui connaît une forte immigration depuis les années 1990, et gouverné au centre-droit par une coalition progressiste qui a récemment assoupli les conditions d’accueil des étrangers sur son sol, en est-il arrivé là ? Jusqu’ici, souligne un article du Guardian , les sondages plaçaient en tête des préoccupations de l’opinion irlandaise les crises récurrentes du logement où les doutes sur le système de santé. Dans une étude parue début février, l’Independent montre pourtant que pour la première fois, la majorité des Irlandais (56 %) considèrent que leur pays a accueilli «trop de réfugiés».

À lire aussiGuerre en Ukraine : les déserteurs russes peuvent-ils être accueillis comme demandeurs d’asile en Europe ?

Et pour cause : le nombre de demandeurs d’asile n’a jamais été si élevé en Irlande. D’abord parce que le pays a fait le choix de prendre largement sa part dans l’accueil des Ukrainiens fuyant la guerre, qui sont près de 50.000 à avoir trouvé refuge en Irlande, dans un pays de 5 millions d’habitants. À titre de comparaison, la France, où la population est douze fois plus nombreuse, en a accueilli à peine plus du double.

Surtout, l’accueil des Ukrainiens en Irlande a provoqué un appel d’air incontestable : alors que le pays n’accueillait l’an dernier que 7500 demandeurs d’asile, leur nombre total a littéralement décuplé et est d’aujourd’hui environ 74.000. Le nombre de demandeurs d’asile non-ukrainiens, lui, a donc plus que triplé en un an. Selon l’Irish Times , il n’a tout simplement jamais été aussi élevé depuis au moins vingt ans. Certes cette tendance s’observe partout dans le reste de l’Union européenne, mais enfin en moyenne, la hausse du nombre de demandeurs d’asile n’est que de 25 % sur l’ensemble des pays – bien loin des proportions irlandaises.

Conséquence inéluctable de cette explosion du nombre de demandeurs d’asile, les centres d’hébergement d’urgence sont pris d’assaut et le gouvernement peine à loger les nouveaux arrivants, qui sont placés à titre provisoire dans des hôtels réquisitionnés pour l’occasion. «La capacité de l’Irlande à fournir ne serait-ce que le strict minimum en termes d’hébergement d’urgence à ses propres citoyens et à ceux qui fuient la guerre est gravement compromise», a récemment déclaré Carol Nolan, une députée conservatrice issue des rangs du Sinn Féin. Le Citywest Transit Hub, l’un des principaux sas d’accueil des migrants en Irlande, a fermé ses portes aux nouveaux arrivants au mois de janvier 2023, faute de place. 200 modules en préfabriqué sont en construction. Une ONG, le Conseil irlandais pour les réfugiés, redoute même une «crise humanitaire».

La situation serait déjà critique si, pour couronner l’ensemble, le pays ne traversait pas en outre une importante crise du logement marquée par une flambée préoccupante des prix de l’immobilier, aggravée par la stagnation des salaires et d’importantes coupes budgétaires dans les politiques publiques. La presse irlandaise souligne toutefois que le mouvement de colère contre l’accueil massif des réfugiés n’est pas cantonné à l’Irlande : de l’autre côté de la mer d’Irlande, de nombreuses villes britanniques voient se grossir les rangs de manifestants aux convictions similaires. Reste qu’il revêt une signification particulière en Irlande où les manifestants agitent parfois des pancartes où il est écrit «end the plantation !», en référence à la politique de colonisation agricole menée dans le nord-est de l’île par des colons venus de Grande-Bretagne, aux XVIe et XVIIe siècles.

Raison supplémentaire de l’exaspération d’une partie des Irlandais : la majorité des demandeurs d’asile accueillis sont en réalité des hommes en bonne condition physique, et en âge de travailler… ou de se battre. «Pour les Ukrainiens, la moitié d’entre eux sont des hommes célibataires, note l’historien Peter Ryan dans une tribune publiée par le site d’opinion UnHerd , et traduite en français par Courrier international . En d’autres termes, il existe un décalage entre le discours gouvernemental et la réalité : l’accent est mis sur les femmes et les enfants ukrainiens fuyant la guerre, alors que le nombre de jeunes célibataires non ukrainiens ne cesse de croître».

Au demeurant, et peut-être à cause aussi de rumeurs (présentées comme douteuses par la presse irlandaise) d’agressions sexuelles commises par des migrants, ce sont les femmes irlandaises qui ont la plus mauvaise opinion de cette arrivée massive de demandeurs d’asile. Seules 38 % d’entre elles soutiennent la construction de nouveaux centres d’accueil, contre 55 % des hommes. Ce sont elles qui en majorité viennent manifester aux abords des lieux où sont logés les migrants. Ces manifestations rassemblent d’ailleurs des personnes majoritairement issues des couches populaires, celles qui vivent dans les quartiers où les demandeurs d’asile sont placés ; face à eux, les contre-manifestants qui militent pour un accueil plus large des réfugiés ou qui dénoncent une montée de la xénophobie viennent des catégories aisées.

Politiquement, cette montée des contestations n’a pas particulièrement profité à l’extrême droite, qui reste très marginale en Irlande. Les partis qui entendent attiser et capter cette colère, à l’instar du National Party et surtout de l’Irish Freedom Party, ne comptent pas de représentants élus au parlement et n’ont pas progressé dans les sondages à la faveur de l’agitation de ces derniers mois. «Dans le paysage politique actuel de l’Irlande, il n’y a pas l’équivalent d’une Le Pen, d’un Orbán ou d’un Trump», note encore Peter Ryan. Qui considère néanmoins que le Sinn Féin, le parti irlandais favorable à la réunification de l’île, pourrait capter cette colère – cette formation de gauche étant déjà positionnée très clairement sur un discours d’opposition aux élites et de défense des intérêts des catégories modestes, et dont la sociologie électorale est proche de celle des manifestations anti-migrants.

À lire aussiEn Irlande du Nord, le Sinn Féin aux portes d’une victoire historique

Or cette hypothèse est loin d’être sans conséquences, car si jusqu’ici le Sinn Féin est toujours resté un parti d’opposition dans ce pays gouverné depuis un siècle par deux formations politiques principales, le Fianna Fáil et le Fine Gael, dorénavant le vent tourne. Après une percée aux législatives de 2020, le Sinn Féin se voit déjà aux portes du pouvoir. Alors certes, pour l’heure, «le sentiment anti-immigrés contraste fortement avec les positions de la direction du Sinn Féin», relève Peter Ryan. Mais ce dernier note aussi que ce hiatus explique peut-être un léger recul du parti dans les sondages ; surtout, lors des dernières manifestations anti-migrants, la photo d’une dirigeante locale du Sinn Féin était barrée, surmontée d’une accusation : «traîtresse». Un tel décalage entre la tête d’un parti et sa base sociologique est-il tenable sur le long terme – surtout si ce parti ambitionne de l’emporter pour la première fois de son histoire ?

Devant la crise qui commence, la cheffe du bureau irlandais du Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU privilégie en tout cas la stratégie de l’autruche : non seulement il n’y a pas de problème, mais les médias, selon elle, jouent un jeu dangereux en donnant de l’écho à ces mouvements de protestation : «Je pense que le danger réside dans la couverture médiatique de ces derniers mois et dernières semaines, a-t-elle déclaré. Elle donne l’impression au grand public que nous vivons quelque chose d’inhabituel que d’autres pays ne connaissent pas, et que nous ne pouvons pas gérer».