Sur la route qui mène au Directoire norvégien du pétrole (NPD), un derrick, haut d’une trentaine de mètres, surplombe la forêt de Sørmarka. Érigé il y a 45 ans pour tester et simuler des techniques de forage, il trône sur le campus de Stavanger comme un témoin de la grande épopée de l’or noir. En 1969, c’est dans cette ville portuaire, située dans le sud-ouest de la Norvège, que fut découvert, au large de la mer du Nord, le premier gisement offshore du pays et l’un des plus productifs encore en exploitation.
Dans ses sous-sols qui ressemblent aux réserves d’un musée, le NPD conserve secrètement un demi-siècle d’histoire d’exploration sous-marine : carot tages, échantillons de roches, palettes de sédiments y sont stockés dans des milliers de caisses en bois. Sur certaines d’entre elles, le mot « trésor » y est inscrit. « De quel trésor s’agit-il ? », demandons-nous à la géologue Hilde Braut. « C’est le trésor de demain », sourit-elle, en nous montrant trois fragments de roches.
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« Ces minerais ont été prélevés à 3000 mètres de profondeur, dans le sud de l’océan Arctique, dans le bassin de Vøring et sur la dorsale de Mohns. Deux sites qui sont potentiellement riches en ressources minières », avoue-t-elle. D’apparence anodine, ces roches renferment pourtant une richesse très convoitée : des métaux et des terres rares, essentiels à la transition écologique. « Ce minerai de sulfure est riche en cuivre, on le voit à sa couleur verte causée par les cristaux d’atacamite. Cet autre minerai est enrichi en fer. Celui-ci contient de fortes teneurs en manganèse et en cobalt. Voilà pourquoi on dit que c’est un trésor », confie-t-elle.
Cinquante-cinq ans après le début de sa ruée vers le pétrole, la Norvège se rêve en pionnier de l’exploitation industrielle des métaux sous-marins. Le 9 janvier dernier, le Parlement a donné son feu vert à la prospection minière d’une zone de 281.000 kilomètres carrés, en vue de futures extractions. Situé entre l’île Jan Mayen et l’archipel du Svalbard, l’endroit n’a pas été choisi au hasard. Des campagnes d’exploration ont déjà permis d’identifier 12 champs de sulfure et 27 dépôts de croûte de manganèse.
Un eldorado sous-marin, qui selon le NPD, vaudrait des milliards : d’après ses estimations, il recèlerait 3 millions de tonnes de métaux rares, 4 millions de tonnes de cobalt, 38 millions de tonnes de cuivre, mais aussi du lithium, du magnésium, du titane et 185 millions de tonnes de manganèse, soit neuf fois la production mondiale annuelle. « Nous devons nous intéresser de près à ces ressources car nous savons que les technologies vertes sont l’une des solutions pour résoudre les problèmes du défi climatique », soutient la géologue Hilde Braut.
Utilisés dans la fabrication de turbines d’éoliennes, de panneaux solaires et de batteries pour véhicules électriques, ces métaux stratégiques aiguisent les appétits. Plusieurs sociétés norvégiennes et des universités comme Bergen et Trondheim ont commencé à développer des machines capables de collecter ces minerais à grande profondeur. Drones sous-marins, robots autonomes, collecteurs téléopérés, ces véhicules sont actuellement conçus dans le plus grand secret. Une entreprise a accepté de nous ouvrir ses portes. Direction Søgne, à la pointe sud du pays. Ce matin-là, la zone industrielle de la ville est battue par la pluie et des vents violents. « On est habitué à ce temps ici. Vous avez trouvé facilement ? », s’enquiert Andreas Svanlund, le directeur marketing de Seabed Solutions.
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Spécialisée dans le matériel d’extraction terrestre, la société a acheté en 2019 une excavatrice sous-marine, appartenant à un chasseur d’épaves. Un investissement à 8 millions d’euros. « On est convaincu que les mines de demain se trouvent au fond de nos océans, parie-t-il. Dans les années à venir, nous aurons besoin de dix fois plus de minerais que ce que nous sommes capables de produire aujourd’hui. Il nous semble donc logique d’explorer des zones où leur concentration est élevée. Nous avons les ressources et le savoir-faire. La Norvège doit jouer un rôle pour contribuer à l’équilibre minéral entre l’Est et l’Ouest. Aujourd’hui, la Chine contrôle l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, de la production jusqu’au raffinage. C’est elle qui fixe les prix. Si nous voulons sortir de cette dépendance, nous devons exploiter nous-mêmes nos ressources », poursuit-il.
De retour de mission en mer de Norvège, l’excavatrice a passé une semaine sous l’eau. Un chantier sous-marin, à 4000 mètres de profondeur. Alimentée en électricité par un énorme câble d’acier et pilotée par deux opérateurs depuis un navire, elle devait réaliser des tests de carottages. « Regardez sa tête foreuse, nous montre Bård Brekke Jørgensen, le directeur technique de Seabed Solutions. Le trou qu’elle creuse ne fait pas plus de 15 centimètres de diamètre. Notre travail consiste à vérifier la fiabilité de nos équipements, mais aussi à mesurer les impacts que pourraient avoir ces opérations sur l’environnement. Car pour l’instant, c’est la grande inconnue. »
C’est d’ailleurs ce qui contrarie le plus Ruben Oddekalv : ignorer les conséquences de telles exploitations minières sur les fonds marins. « Il y a très peu d’études réalisées sur les impacts, regrette le chef des guerriers verts, surnom donné aux membres de l’Association norvégienne de l’environnement. On aurait pourtant besoin de savoir comment des écosystèmes jusque-là préservés vont supporter ces chantiers. Le pays ouvre à la prospection minière une zone riche en biodiversité et, malgré cela, s’engage pour la défense des océans, en signant le traité de protection de la haute mer. C’est totalement incompréhensible », explique-t-il.
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Dans ses bureaux aménagés dans une maison sur pilotis à Bergen, Ruben se dit prêt à « mener une bataille » pour interdire les mines sous-marines. « Vous voulez une preuve que tout cela va polluer les océans ? » nous interpelle-t-il. Sur son ordinateur portable, il nous montre des images tournées par la caméra d’un robot, prélevant avec une pince télescopique des échantillons de roches à 2500 mètres de profondeur. « Regardez ce panache de sédiments, causé par l’extraction de ce minerai de quelques kilos seulement. Imaginez maintenant l’ampleur de ces panaches si l’on venait à extraire des tonnes de roches. Ces nuages gigantesques stagneront en suspension dans l’eau et se répandront partout. Il n’y a pas de frontière dans l’océan. Ces panaches seront incontrôlables. À un moment donné, l’industrie et la pêche se croiseront et cela mettra en danger la sécurité alimentaire et la pêche elle-même », s’inquiète-t-il.
S’il ne remet pas en cause le principe de transition écologique, Ruben Oddekalv demande au Parlement d’étudier des alternatives, comme le recyclage. « Nous devons mieux utiliser nos ressources, recommande-t-il. L’armée norvégienne s’est, par exemple, débarrassée de vieilles munitions qui contiennent des quantités de métaux. Elles ont été coulées au large de nos côtes. Pourquoi ne pas s’en servir ? »
À Oslo, dans le quartier des ministères, la question des mines sous-marines n’est pas taboue. Au contraire. Au ministère de l’Énergie et du Pétrole, Andreas Bjelland Eriksen (aujourd’hui ministre du Climat et de l’Environnement, NDLR) ne cherche pas la polémique. Si aucun permis d’extraction n’a encore été délivré, chaque projet fera l’objet d’une évaluation pour s’assurer que toutes les garanties environnementales soient réunies.
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« Le gouvernement norvégien est prêt à dire non à tout moment si nous découvrons, grâce aux recherches et aux informations que nous recueillerons, qu’il n’est pas possible de le faire de manière durable et cohérente, avec des impacts acceptables sur l’habitat naturel de nos océans », soutient-il.
Retour à Bergen. Il est 17 heures. Des touristes se pressent sur la jetée pour monter dans les dernières navettes qui naviguent de fjord en fjord. Les lumières des façades multicolores des maisons de la ville s’illuminent et, devant les restaurants de fruits de mer, des serveurs happent les voyageurs pour venir goûter la fameuse fiskesuppe, la bouillabaisse locale. Amarré juste à côté, le G.O. Sars s’apprête, lui, à lever l’ancre.
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Ce navire de 78 mètres, appartenant à l’Institut de recherche marine, part en expédition en mer du Groenland. Durant trois semaines, une trentaine de scientifiques vont sonder ses profondeurs pour réaliser un inventaire des espèces, vivant près d’un gisement de sulfure. « Nous avons peu de connaissances sur ces écosystèmes, sur leur caractère unique, leur structure et leur fonctionnement. Leur étude permettra de savoir dans quelle mesure ils seront affectés par une activité humaine », confie Frode Vikebø, directeur de programme à l’Institut de recherche marine.
D’anciennes expéditions avaient mis en évidence la richesse de la zone : cachalots, rorquals, baleines, harengs, maquereaux et flétans, une espèce de poissons qui se sert des fonds marins comme de zones de pâturage. « S’il y avait une activité minière, il y aurait le son et le bruit des machines qui pourraient provoquer une décomposition ou une destruction des habitats. Nous savons qu’il y a une forte densité d’organismes filtreurs, tels que des éponges, des coraux et des anémones. S’ils sont retirés d’une zone, ils la recolonisent très lentement. Ce qui signifie que tout impact serait de longue durée. » Le professeur Pedro Ribeiro en sait quelque chose.
Expert des écosystèmes de l’Arctique, il mène actuellement des recherches sur des espèces endémiques, se développant sur des gisements de croûte de manganèse. Notamment sur des spécimens d’éponges Geodia, vivant à 1500 mètres de profondeur. « Si des sédiments les recouvrent, quelle quantité entraînera leur mort ? Impossible de le déterminer. Nous savons qu’elles ont une capacité à résister aux variations, mais avec quelle limite ? La plupart des environnements de grande profondeur sont assez constants en termes de température et de turbidité. Mais si on vient à perturber ces indicateurs, comment les écosystèmes vont-ils réagir ? » note-t-il.
Au bord de la mer du Nord, le jardin pour enfants, situé en face du Musée du pétrole de Stavanger, est construit à partir d’anciens matériels de plates-formes pétrolières. On s’assoit sur des bancs en forme de tige de forage, les trampolines sont des bouées orange et on joue à cache-cache derrière des capsules d’exploration. C’est là que Walter Sognnes nous a donné rendez-vous. Ce géophysicien de 61 ans a fait toute sa carrière dans le pétrole, avant de se lancer dans la prospection de nodules polymétalliques, en plein océan Pacifique. « J’en ai ramené quelques-uns. » Dans sa main, cinq galets noirs, pas plus gros qu’une pomme de terre, remontés de la zone de Clarion-Clipperton, à 4 000 mètres de profondeur. « À l’intérieur, il y a de fortes teneurs en nickel, cuivre, cobalt, manganèse et fer. Et il y en a des quantités astronomiques au fond de l’eau », jubile le fondateur de la société Loke Marine Minerals.
Selon les estimations, entre 20 et 30 milliards de tonnes de ces galets recouvriraient les plaines abyssales autour de Clarion-Clipperton. Une zone de 6 millions de kilomètres carrés, située entre le Mexique et Hawaï, qui est administrée par l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), un organisme intergouvernemental fondé en 1994 sous l’égide de l’ONU. Une quinzaine de pays, dont la France, y détiennent, via des sociétés privées ou publiques, des concessions sous forme de contrats d’exploration. L’entreprise de Walter en possède deux, équivalant à une surface de 133.000 kilomètres carrés.
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Pour recueillir ces nodules, elle a mis au point une sorte de moissonneuse-batteuse, dont le prototype est actuellement testé en Californie. « Attention, il ne s’agit pas de labourer les fonds marins, corrige Walter Sognnes, mais plutôt de piocher ces nodules sans toucher le sol afin d’éviter la création de panaches de sédiments. Les roches sont ensuite envoyées à la surface dans une colonne montante, puis stockées dans un navire. L’eau sera ensuite nettoyée, puis rejetée sans sédiment », promet-il.
Le jackpot n’est néanmoins pas encore pour tout de suite. S’il n’a pas encore le feu vert de l’AIFM qui doit d’abord élaborer un code minier, Walter espère obtenir rapidement les autorisations. Avec un objectif : récolter d’ici à 2031 2 millions de tonnes de nodules par an.