Dans une décision rendue ce jeudi 30 novembre, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé irrecevable la requête d’une association d’avocats chrétiens, l’Asociación de Abogados Cristianos, dirigée contre les autorités espagnoles. Les requérants avaient porté plainte contre l’artiste Abel Azcona, qu’ils accusaient d’avoir enfreint les dispositions du Code pénal espagnol sanctionnant l’offense faite aux religions. Cet artiste avait posé nu en 2015, dans une église de Pampelune, à côté du mot «pédophilie» écrit au sol au moyen d’hosties consacrées. Les avocats chrétiens poursuivaient aussi la ville de Pampelune, soutien et financeur de l’installation artistique.
Cette œuvre, baptisée «Amen», avait été exposée dans une église désaffectée employée comme salle municipale par la mairie de Pampelune. L’installation montrait des photos d’Abel Azcona, entièrement nu, prostré dans une pose évoquant la blessure et la désolation, à côté de l’inscription formée par 242 hosties consacrées que l’artiste avait dérobées en assistant à la messe et en conservant à chaque fois l’hostie qui lui avait été distribuée au moment de la communion.
L’Église catholique enseigne qu’après le rituel de la consécration sur l’autel par le prêtre, ces rondelles de pain sans levain deviennent le corps de Jésus-Christ, dans un renouvellement mystique de sa Passion sur la croix. Par conséquent les fidèles n’accordent pas la même sacralité aux hosties selon si elles ont été consacrées ou non. Après la consécration, l’hostie est destinée soit à être mangée par les fidèles en mémoire de la Cène, soit à être conservée au tabernacle, une armoire richement décorée qui témoigne du respect des croyants à l’égard de la «présence réelle» de Dieu dans les églises.
L’artiste Abel Azcona avait en outre mis en scène le vol des hosties consacrées en photographiant, avec un appareil dissimulé, la façon dont il avait dérobé ces objets sacrés au cours des messes auxquelles il avait assisté. Sans surprise, l’exposition avait suscité la tristesse des catholiques espagnols. L’archevêque du diocèse de Pampelune-Tudela, Mgr Francisco Perez, avait alors dénoncé «une profanation grave de l’Eucharistie, un fait qui offense profondément la foi et les sentiments catholiques et viole la liberté religieuse», et appelé les prêtres à célébrer des messes de réparation.
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Devant l’indignation des fidèles, le maire de Pampelune Joseba Asiron, qui finançait pourtant l’exposition au titre du soutien aux activités culturelles par le conseil municipal, avait demandé à l’artiste de «reconsidérer» une partie du contenu de l’exposition, épinglé par une pétition et des manifestations – sans succès. Malgré les demandes insistantes des catholiques, l’édile n’avait pas pour autant exigé le retrait de l’exposition.
Une première procédure pénale intentée par l’Asociación de Abogados Cristianos avait été close en 2016, le juge estimant qu’aucune infraction n’avait été commise par l’artiste, car celui-ci n’aurait pas eu l’intention d’offenser les croyants et qu’il entendait seulement dénoncer les scandales de pédophilie dans l’Église.
Pourtant, dans un entretien au média en ligne espagnol CTXT, Abel Azcona explique avoir volontairement choisi d’utiliser pour son œuvre des hosties consacrées, et non de simples hosties (visuellement, la différence n’est bien sûr pas discernable) : «cela m’importait que les hosties aient de la valeur aux yeux des croyants», justifie-t-il. «Si je n’avais pas utilisé des hosties consacrées, les croyants ne seraient pas descendus dans la rue pour protester, et la performance n’aurait pas été complète», ajoute-t-il, semblant indiquer que l’offense faite aux croyants et les réactions suscitées en conséquence font partie intégrante de son œuvre.
L’Asociación de Abogados Cristianos a introduit deux griefs devant la CEDH : elle reproche à la mairie d’avoir organisé, financé puis refusé d’annuler l’exposition, et à la justice espagnole, de l’avoir déboutée de sa plainte contre l’artiste.
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Dans sa décision d’irrecevabilité, la CEDH s’appuie surtout sur une faiblesse procédurale : les requérants, estime-t-elle, ont fait le choix d’une action pénale alors qu’ils auraient pu se tourner vers la justice administrative, en attaquant la décision par la municipalité de Pampelune de maintenir l’exposition malgré son devoir de «neutralité religieuse». La CEDH estime donc que les avocats chrétiens n’ont pas épuisé toutes les voies de recours interne avant de déposer leur requête. Dans d’autres circonstances, elle a pourtant jugé des affaires pour lesquelles toutes les voies de recours interne n’étaient pas épuisées.
Nicolas Bauer, juriste au Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), qui avait transmis des observations écrites auprès de la CEDH pour appuyer la requête, regrette toutefois cette décision d’irrecevabilité : «dans l’examen du second grief, la CEDH a procédé à un examen liminaire sur le fond et conclut que le juge espagnol a eu raison de débouter les plaignants. Pourtant, il y a des éléments dans l’instruction qui montrent que la justice n’a pas pris à sa juste mesure l’offense faite contre les chrétiens. Lorsque le juge d’instruction désigne les hosties consacrées comme de simples ’petits objets blancs’, il refuse de prendre en compte la valeur sacrée de ces hosties aux yeux des fidèles».
Contrairement à d’autres pays, l’Espagne reconnaît et sanctionne le délit de blasphème. Le Code pénal espagnol contient en effet des dispositions sanctionnant les actes qui «offensent les sentiments d’une confession religieuse légalement protégée dans une église ou un lieu de culte, ou une cérémonie religieuse» (article 524). Il sanctionne également «quiconque, afin d’offenser les sentiments des membres d’une confession religieuse, dénigre publiquement leurs dogmes, croyances, rites ou cérémonies en public, verbalement ou par écrit, ou insulte, également publiquement, ceux qui les professent ou les pratiquent» (article 525 § 1).
Dans d’autres circonstances, la CEDH a déjà reconnu par le passé la légitimité de dispositions légales prévenant le blasphème. Comme dans un jugement en 1996 où elle donnait raison à l’office britannique des visas cinématographiques, qui avait refusé d’accorder un visa à un film mettant en scène une relation érotique entre sainte Thérèse d’Ávila et un Christ en croix. La CEDH avait alors reconnu légitimes des dispositions pénales interdisant «un haut degré de profanation», établi à partir du degré de sacralité de l’objet profané.
Quant aux photos de l’exposition «Amen», elles avaient été vendues par l’artiste à la suite du succès médiatique rencontré par son installation à Pampelune (et nourri par le scandale), pour un montant de 285.000 €.