C’est l’une des traditions les plus tenaces du tennis moderne. Celle de faire signer la caméra au vainqueur d’un match, à l’aide d’un feutre tendu par le cadreur. Née en France dans les années 90, elle s’est aujourd’hui exportée dans la plupart des pays du monde. L’idée originale est d’obtenir l’autographe du joueur, écrit à l’envers puis retourné par un effet de miroir pour être visible par les téléspectateurs. Mais la finalité a été détournée en long, en large et en travers au cours des deux dernières décennies.
Rien que ce dimanche à l’Open d’Australie, deux joueurs ne se sont pas contentés d’une vulgaire signature sur la plaque de plexiglas. Karen Khachanov, joueur russe d’origine arménienne, s’est d’abord fendu d’un message de soutien envers les Artsakhtsi, ces Arméniens du Haut-Karabagh victimes d’un blocus de l’Azerbaïdjan. «Soyez forts, l’Artsakh», écrit le 19e joueur mondial. Dans un registre plus léger, le Grec Stefanos Tsitsipas a quant à lui envoyé une marque de sympathie envers le peuple australien. «Oi, Oi, Oi», peut-on lire au feutre bleu, en référence à l’accent local, le «Aussie slang», qui fait prononcer les «i» comme des «oi».
Car pourquoi les joueuses et joueurs se contenteraient d’un autographe ennuyeux devant l’opportunité d’une telle tribune ? Des centaines de milliers voire des millions de téléspectateurs assistent aux diffusions des matchs directs, partout dans le monde. L’impact potentiel est énorme. Et la Russe Maria Sharapova est l’une des premières à en avoir saisi l’intérêt. «Tweetez-moi», écrit-elle en 2013 après une victoire au tournoi d’Indian Wells.
Dans l’heure, elle obtient 3.000 followers supplémentaires à sa base existante de 140.000 sur le réseau social. Elle justifie ce geste par l’ennui des signatures classiques. Mais elle a plus probablement senti l’occasion d’entretenir sa marque. «Qui sait ?», rédige-t-elle au tour suivant. Plus énigmatique… À Madrid quelques semaines plus tard, elle réagit aux clichés d’un paparazzo qui l’a surprise en compagnie du joueur bulgare Grigor Dimitrov, son amoureux de l’époque : «Comment nous as-tu trouvés ?» En octobre 2018, Malek Jaziri ose même une vraie opération commerciale en faveur de son pays : «Visit Tunisia».
Intérêt marketing donc, mais aussi intérêt politique, comme l’a illustré le message de Khachanov. À la manière de rock stars qui distillent des messages de paix entre deux chansons en concert, joueurs et joueuses s’autorisent parfois des déclarations engagées. Ainsi du Russe Andrey Rublev, qui dès le début de l’invasion de l’Ukraine demande qu’il n’y ait «plus de guerre», durant un tournoi à Dubaï. Du haut de ses 18 ans, et dans la lignée de son illustre aînée Serena Williams, la jeune Américaine Coco Gauff se prononce, elle, sur le sujet des tueries de masse aux États-Unis. «Paix. Mettez fin à la violence armée», exhorte-t-elle après sa victoire en demi-finale de l’édition 2022 de Roland Garros, une semaine après une tuerie dans une école texane. En 2019 à Indian Wells, l’Autrichien Dominic Thiem, engagé sur les sujets environnementaux, avait quant à lui affirmé jouer «pour les océans».
Évidemment, tous les détournements n’ont pas une visée politique ou marketing. Cité plus haut, Stefanos Tsitsipas a fait des signatures post-match sa spécialité. Son historique avec les caméras ne débute pourtant pas de la meilleure des manières. Après sa victoire au premier tour de l’édition 2019 de Roland Garros, le Grec fait tomber le plexiglas, qui se brise. Quelques mois plus tôt à Sofia, il se saisit du feutre mais, à la manière d’un écrivain, est soudainement pris du syndrome de la page blanche. Plus récemment, le voilà qui demande à un spectateur comment épeler «Ragazzi», en vue d’envoyer un message au public turinois. «Je ne sais pas, je suis anglais !», lui répond le spectateur. Raté !
En plus de vingt ans, on aura vu de tout. Le feutre qui ne fonctionne pas pour Stanislas Wawrinka. Le feutre qui explose pour Rafael Nadal. La signature avec deux feutres en même temps pour Roger Federer. Avec trois feutres en même temps pour Novak Djokovic. Un simple triangle pour Nick Kyrgios, un carré pour Grigor Dimitrov, et un étrange dessin aux allures de pénis pour Taylor Fritz, qui explique après coup avoir voulu «dessiner un cadenas». Et quel que soit le message, le spectateur apprécie, et la tradition perdure. Les chaînes de télévision récupèrent ensuite les plexiglas signés pour les vendre au profit d’associations caritatives. Pour la bonne cause.