Triomphe pour l’UEFA ou séisme digne de l’arrêt Bosman? La Cour de justice européenne tranche jeudi le conflit autour de l’éphémère projet de Super Ligue, qui soulève des questions essentielles pour l’avenir du football européen. L’enjeu peut sembler moins brûlant qu’en avril 2021, lorsque douze grands clubs avaient annoncé leur propre compétition privée, à l’énorme potentiel commercial, par une offensive lancée à minuit juste avant une vaste réforme de la Ligue des champions, frontalement concurrencée. Attaquées par surprise, UEFA et Fifa avaient menacé de sanctions. Et la communication désastreuse des mutins puis la forte opposition des supporters, en particulier en Angleterre, avaient incité plusieurs pays à envisager des mesures législatives, poussant neuf des clubs rebelles à jeter l’éponge et faisant capoter l’aventure en moins de 48 heures.

Deux ans plus tard, seuls le Real Madrid et le FC Barcelone n’ont pas désarmé, alors que la Juventus Turin – qui a perdu fin 2022 son ex-patron Andrea Agnelli en raison d’une procédure judiciaire en Italie pour irrégularités de gestion – s’est retirée du projet en juillet. Mais la menace d’une sécession partielle des clubs les plus puissants, qui rêvent du modèle très lucratif des ligues fermées nord-américaines tout en voulant rester dans les championnats nationaux, plane sur le football européen depuis plus de vingt ans et peut resurgir à tout instant.

L’issue de la procédure européenne est donc cruciale, d’autant que les promoteurs de la Super Ligue ont lancé en octobre 2022 une structure baptisée A22 Sports Management, qui entend contester le «monopole» de l’UEFA, dans l’intérêt «des supporters, des clubs et du football», martèle-t-elle. Techniquement, la CJUE se prononcera sur plusieurs questions soumises en 2021 par un juge de Madrid: en soumettant tout tournoi en Europe à son autorisation, et en prévoyant des sanctions contre clubs et joueurs qui défieraient son autorité, l’UEFA «abuse-t-elle de sa position dominante» ?

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L’avis de l’avocat général de la Cour, Athanasios Rantos, a de quoi inciter la confédération européenne à l’optimisme, puisqu’il estimait en décembre 2022 que les règles posées par l’UEFA et la Fifa étaient «compatibles avec le droit de la concurrence» de l’Union européenne. Mais si ses conclusions sont fréquemment suivies, elles n’engagent pas la CJUE. Et chaque nuance de l’arrêt sera importante pour le football de clubs, et plus largement pour la régulation sportive sur le Vieux Continent. Un point est déjà acquis: la CJUE appliquera les deux critères classiques de sa jurisprudence, en cherchant si les mesures anti-frondeurs de l’UEFA poursuivent des «objectifs légitimes» et sont «proportionnées».

La première question pose peu de difficultés, puisque les traités européens protègent explicitement le «modèle sportif» continental, reposant sur un système de promotion-relégation et sur une redistribution partielle des recettes pour financer le sport de masse. L’UEFA, régulièrement critiquée en raison de la concentration par une poignée de clubs des ressources financières, des talents et des trophées, ne cesse de rappeler ses efforts pour ouvrir ses compétitions – notamment avec le lancement depuis 2021-2022 de la Ligue Europa Conférence, bien moins élitiste que la Ligue des champions.

L’instance européenne a par ailleurs renforcé en septembre dernier ses versements de «solidarité», portant de 7 à 10% la part des recettes des trois Coupes d’Europe reversées aux formations qui ne participent pas à leur tour principal. Mais il restera à déterminer quelles mesures apparaissent «proportionnées» pour protéger ce modèle: sanctions financières contre les clubs mutins ? Représailles contre leurs joueurs, au point de les exclure des compétitions internationales, comme Fifa et UEFA l’avaient envisagé en avril 2021 ? Cette dernière mesure, arme fatale des instances puisqu’elle reviendrait à priver de Coupe du monde et d’Euro les meilleurs joueurs de la planète, avait par exemple été jugée excessive l’an dernier par l’avocat général Rantos.