Au téléphone, la voix est claire, le tutoiement instantané. Jérémy Taute est le capitaine du Papeete Rugby Club de Tahiti. Et il est content de pouvoir relayer l’appel à l’aide que les rugbymen amateurs ont publié lundi sur leur compte Facebook. «On est arrivé à Nouméa il y a deux semaines pour y disputer une rencontre amicale contre le club local avec lequel nous sommes jumelés. Le lendemain du match, les émeutes ont commencé . On devait prendre l’avion pour le retour il y a exactement une semaine. Mais, la veille, tout a été fermé, les routes et l’aéroport bloqués . Depuis, nous sommes dans l’attente», confie au Figaro le capitaine de l’équipe, responsable de la prévention des risques sécurité-environnement à l’aéroport de Tahiti dans le civil.
Le trentenaire prend le soin de raconter la genèse de ce voyage. «Plusieurs fois dans les semaines précédant notre venue, on s’est renseigné, on leur a demandé si c’était bien safe de venir. Personne ne s’attendait à ce que ça vire comme ça. Le jour du match, tout allait bien. Il y avait des centaines de personnes, plein d’enfants, une super ambiance. Ça dénote un peu avec ce qu’il se passe aujourd’hui. Malheureusement, on était là au mauvais moment…»
Venus à 25, joueurs et membres du staff, ils étaient hébergés dans un centre pour sportif de haut niveau à Dumbéa, commune du Grand Nouméa située au nord du chef-lieu de Nouvelle-Calédonie. Ils y sont toujours. «Les responsables du centre nous ont gentiment proposé de rester en place. C’est un soulagement car Aircalin (la compagnie aérienne française qui opère dans la zone Pacifique, NDLR) ne prend pas en charge notre hébergement car la situation est considérée comme un cas de force majeure. Depuis, c’est un peu la débrouille», avoue le trentenaire avant d’entrer dans les détails d’un quotidien angoissant.
«Les premiers soirs, c’était vraiment très très chaud dans le quartier. On a mis en place des tours de garde. On stressait vraiment parce que, en face, ce sont des gens armés qui n’ont aucune limite. Nous ne sommes pas là pour nous battre. On surveillait plus pour s’enfouir, avoue Jérémy Taute. Au début, on passait la journée au centre sportif, où nous avons accès à des espaces verts, aux salles de sport, aux terrains d’entraînement. Mais, le soir, on allait dans la famille d’un des joueurs de notre équipe, qui est wallisien, un peu plus au nord dans le quartier. Sa famille nous accueillait pour nous mettre en sécurité dans un espace plus confiné. Et, le matin, on redescendait au centre. Mais, depuis deux jours, on a pris la décision de rester en permanence au centre car les trajets devenaient trop dangereux. Des mecs bloquent les rues, mettent le feu aux voitures. On a failli se faire caillasser.»
Sur place, la situation est toujours tendue, loin des messages apaisants des autorités gouvernementales. «Ce n’est pas vraiment calme non. Ce n’est pas la sensation qu’on a ici, sur place. Dumbéa est un quartier assez sensible, au cœur des émeutes. Ça fait partie des dernières poches de résistance. Il y a du pillage la nuit, des actes de vandalisme et des affrontements avec les forces de l’ordre. On sait qu’il y a quartiers où la situation est plus simple, notamment vers la plage et la baie des Citrons, des quartiers plus riches qui ont repris une vie quasiment normale. Mais, pour le reste de Nouméa et du grand Nouméa, ça reste très tendu. Pas plus tard qu’hier soir, j’étais de garde de nuit pour la surveillance du centre. On s’est rendu sur les deux ronds-points qui encadrent le centre où il y a des milices de quartier armées jusqu’aux dents, avec des cocktails molotov et des bombes artisanales. Ça ne rigole pas. Tout le monde est sous tension, conscient qu’à tout moment ça peut péter. La journée, on entend encore des explosions, des tirs, même s’il y a en a moins que la semaine dernière. Ce n’est pas safe du tout honnêtement», raconte ce supporter du RCT, originaire de Manosque, près d’Aix-en-Provence.
Au quotidien, tout est de plus en compliqué, en particulier l’approvisionnement en nourriture. «On a de l’eau potable au robinet, donc ça, ça va. On n’est pas en manque. Côté nourriture, c’est plus difficile. Les manifestants, les émeutiers – je ne sais pas comment les appeler, on ne veut pas prendre parti… – se livrent à beaucoup de pillages. Ils brûlent les centres commerciaux et les petits magasins. Les chaînes d’approvisionnement sont coupées… Il nous reste quelques réserves mais ça n’est pas fou. À part la solidarité des autres clubs de rugby locaux et des personnes qui ont vu nos messages, que nous remercions du fond du cœur, on ne reçoit aucune aide des autorités locales, ni de celles de Tahiti», regrette le troisième-ligne.
Pour ses coéquipiers et lui, rugbymen amateurs, ce séjour forcé n’est pas sans conséquences. Sur le travail et la vie de famille. «Des gars sont à leur compte, c’est une perte nette pour eux. Beaucoup ont des enfants et leurs familles sont inquiètes. On leur donne des nouvelles comme on peut. On a des échéances, mais tous les deux-trois jours, elles sont repoussées. Ce n’est pas simple», reconnaît-il. La suite reste cependant incertaine. Le capitaine ne prévoit pas un retour de son équipe, au mieux, d’ici une nouvelle longue semaine.
«On a été très rapidement en contact avec les autorités en Polynésie française, que ce soit le haut-commissariat ou la présidence. Au départ, notre président avait dit vouloir entrer en médiation pour favoriser le retour des ressortissants polynésiens. Mais, depuis une semaine, on a zéro nouvelle. Le haut-commissariat nous a dit que ce n’était pas du tout la priorité. Il y a des convois miliaires qui font le lien entre la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie. Mais, jusqu’à maintenant, on n’a pas invité à se joindre à ces convois. Il n’y a aucune évolution. On reste orienté vers les vols commerciaux. Mais elles ne sont pas près de rouvrir. Il y a des communications. L’aéroport est censé rouvrir jeudi. Mais ça varie. Le temps que la circulation se sécurise vraiment sur l’axe de l’aéroport, il faut plutôt compter une semaine avant d’avoir à nouveau des rotations normales», estime-t-il.
En attendant, il faut bien occuper les journées. Si trois joueurs de l’équipe de Papeete ont rejoint leur famille sur place, les 22 autres continuent de partager leur quotidien. «Malgré tout, le moral reste bon. On a quand même la chance d’être dans un centre pour sportifs. On peut s’occuper la journée. Le matin, on s’organise pour faire les tâches communes comme le ménage et le jardinage. L’après-midi, on a des activités sportives en groupe pour tuer le temps. Mais le soir, on ne veille pas trop. Ça devient compliqué. À partir de 20 heures, on a instauré un couvre-feu pour éviter les problèmes…» En restant en permanence à l’affût d’une éventuelle bonne nouvelle qui mettrait fin à leur séjour forcé en Nouvelle-Calédonie.