Ce dimanche de mai, perché sur les hauteurs de Presles (Val-d’Oise), il règne au domaine de Bellevue une ambiance quelque peu surannée. Des centaines de stands occupent les 13 hectares de parc du modeste château où se tient chaque année la Fête de Lutte Ouvrière (LO). Sous les portraits de Marx, Lénine ou encore Rosa Luxembourg se mêlent des baraques arborant les couleurs de partis communistes révolutionnaires d’obédience et de nationalités multiples.
À mi-chemin entre la joyeuse fête de village et l’austère congrès politique, l’événement rassemble chaque week-end de Pentecôte près de 30.000 personnes. En cet après-midi ensoleillé, aux abords de la buvette des cheminots, la bonne humeur ambiante est interrompue par la voix grésillante d’un militant qui s’échappe des haut-parleurs : «Camarades, le meeting en présence de Nathalie Arthaud et Jean-Pierre Mercier doit débuter à 15 heures». Tel le tintement des cloches, l’annonce provoque l’affluence de milliers de personnes vers la clairière où trône la scène principale.
À la tribune, les deux porte-parole du parti occupent le devant de l’estrade. La cheffe de file du parti trotskiste présente officiellement sa liste pour les élections européennes. Un patronyme finit par provoquer les acclamations de la foule : «Arlette Laguiller». À 84 ans, la sextuple candidate à l’élection présidentielle occupe la 81e et dernière position de la liste du «camp des travailleurs». Quinze ans après son retrait de la vie politique, l’ex-employée de banque a sans doute apprécié le réquisitoire contre le capitalisme prononcé par le tandem Arthaud-Mercier.
Sous les applaudissements des militants, Nathalie Arthaud compare Vladimir Poutine et Xi Jinping à Joe Biden et ses alliés – «la face d’une même pièce» – et dénonce l’inutilité des Parlements européen et français – «des paillassons pour le grand capital». Elle appelle au rassemblement «pour construire le parti révolutionnaire internationaliste qui manque cruellement à la classe ouvrière». Interrogée sur la perte de l’électorat ouvrier au profit du bloc de droite nationaliste (53% dans la dernière vague du sondage quotidien Ifop-Fiducial pour Le Figaro, LCI, Sud Radio), Nathalie Arthaud cible les anciens «grands partis» de gauche : «C’est le PS et le PC qui ont perdu leur base. Les gouvernements de gauche ont gouverné exactement comme les partis de droite, ils ont obtempéré aux désirs des capitalistes en laissant les travailleurs dans la galère».
À la fin du meeting, aux abords de la scène, Ethan, un jeune militant de 18 ans, attend timidement la tête de liste. Étudiant en première année de fac d’économie à Valenciennes, le jeune homme est en quête d’un métier «utile» à la société et demandeur d’un conseil de sa championne. «Tu sais, moi en tant que prof, ils veulent que je fabrique de la main-d’œuvre à exploiter», lui répond-elle sobrement. «Ne passe pas ton temps dans des manuels de macroéconomie, nous, on a des conseils de lectures à te proposer», poursuit-elle, renvoyant l’étudiant vers Le Capital de Karl Marx. Impatient de se plonger dans la foisonnante bibliographie trotskiste, le jeune homme confie être séduit par cette idéologie «qui montre qu’en dehors de l’argent, on peut organiser des choses qui se passent bien».
Contrairement à Ethan, qui découvre cette année la Fête de Lutte Ouvrière, certains habitués en connaissent les moindres recoins. C’est le cas de Robert, militant en région parisienne «depuis bientôt 50 ans». Derrière une guinguette, l’intéressé évoque avec un large sourire le plaisir de retrouver «tous les ans les camarades et les habitants des environs» à la faveur de ce week-end militant qui «est d’abord une fête». «C’est une fierté d’être présent au plus gros rassemblement politique de l’extrême gauche française» abonde-t-il. En face, derrière un barbecue, Anne, adhérente LO depuis 2003 va plus loin : «C’est presque le plus grand rassemblement révolutionnaire au monde». L’enseignante fait référence à la quinzaine de nationalités représentées parmi les groupes révolutionnaires, provenant notamment de Turquie, de Belgique, de Grande-Bretagne ou encore de Côte d’Ivoire.
Sur place, en dehors des espaces de restauration, le public se dispatche entre des zones de jeux ou de spectacles et dans des conférences-débats. Au milieu de la «Cité politique», un exposé attire de nombreux curieux. Sous un modeste tivoli, Anasse Kazib, leader officieux de «Révolution permanente» (jeune organisation politique révolutionnaire née d’une scission avec le NPA) anime une conférence intitulée «Répression syndicale, criminalisation du soutien à la Palestine : combattre l’offensive autoritaire». Ce cheminot de 37 ans fait aujourd’hui l’objet d’une enquête pour «apologie du terrorisme». En cause, l’un de ses posts publié le 7 octobre sur X (ex-Twitter) en «solidarité avec la Palestine». Le syndicaliste fustige depuis «le matraquage du pouvoir contre le syndicalisme» faisant référence à la condamnation d’un responsable CGT en avril dernier après la diffusion d’un tract sur l’attaque du 7-Octobre.
Toutefois, le délégué syndical Sud-Rail se réjouit de l’émergence d’une jeune génération «en train de s’armer idéologiquement» autour de la question palestinienne. «On voit dans les facs qu’il y a des mobilisations importantes , se félicite-t-il. Le phénomène vient des États-Unis, où la jeunesse progressiste, qui a permis l’élection de Biden, va probablement le défaire lors du prochain scrutin».
Là encore, les sondages qui semblent montrer un basculement de la jeunesse vers la droite nationaliste (44% des 18-24 ans dans notre «rolling») ne semblent guère l’inquiéter. «Je n’ai pas ce sentiment, les sondages ne sont pas idéologiques mais faits autour du vote», balaie-t-il. «Ce que je préfère retenir, c’est que dans un sondage publié dans La Croix lors des présidentielles, 79% des jeunes considéraient la révolution comme un bon moyen de faire bouger les choses». Si Le Figaro n’a pas retrouvé trace de l’étude en question, l’essai La Fracture (Éd. Les Arènes ; 2021), des sondeurs Frédéric Dabi et Stewart Chau, indique qu’une majorité des 18-30 ans (52%) considère que seule une certaine forme de violence peut permettre de faire bouger les choses aujourd’hui.
Lundi après-midi, alors que la fête touche à sa fin, un groupe de militants s’interroge sur les éventuels débouchés de cette colère. «L’union, voilà ce qu’il faudrait aujourd’hui ! Un grand mouvement ouvrier révolutionnaire comme en Russie», imagine un jeune homme d’une vingtaine d’années. Sans doute sans même y croire lui-même, tant le poids électoral des forces d’extrême gauche – déjà intrinsèquement faible – est systématiquement émietté entre différentes candidatures. À la présidentielle, comme aux européennes : parmi les 37 listes officiellement engagées dans le scrutin, au moins trois sont estampillées «extrême gauche», à savoir Lutte Ouvrière, NPA-Révolutionnaires (issue d’une autre scission du NPA) et Parti des Travailleurs. Anasse Kazib regrette cette désunion : «Les élections ne vont rien changer mais elles auraient pu servir de sondage. Je pense qu’une liste commune d’extrême gauche aurait motivé électeurs et militants». De son côté, Nathalie Arthaud se veut plus philosophe : «Même en cas d’union, nous ne sommes pas en mesure de passer les 5%, seuil nécessaire pour avoir des élus. Notre seul objectif, c’est d’appeler les travailleurs à lever un drapeau communiste révolutionnaire.» Tant pis si cela ne se traduit pas dans les urnes.