Leurs corps translucides se détachent de la pénombre du Théâtre Joliette, dévoilant leur fragilité. Les protagonistes des Vagues, création présentée mardi à Marseille, sont des marionnettes de glace, un matériau éphémère permettant de «traverser le temps», à l’instar des personnages de Virginia Woolf. Entre ces derniers, que le roman de l’écrivaine britannique suit «de leur toute petite enfance jusqu’à un âge très avancé» et leurs effigies givrées à taille humaine, «il y a eu une sorte de correspondance», comme «une évidence», explique à l’AFP la metteuse en scène et plasticienne Elise Vigneron, qui travaille avec la glace depuis une dizaine d’années.

«C’est vraiment un matériau fascinant parce qu’il est complètement éphémère, poursuit-elle, et en même temps, il y a cette possibilité de traverser l’histoire ou de figer», telle cette glace «fossile» qui s’est formée il y a plusieurs milliers d’années en Antarctique et dont l’étude permet aux scientifiques de mieux comprendre les évolutions passées du climat.

Extraits un à un d’un grand frigo-vitrine placé en fond de scène, Bernard, Susan, Rhoda, Jinny et Louis s’avancent vers nous, suspendus par leurs fils à des rails en hauteur et guidés avec délicatesse par les cinq interprètes du spectacle, dont un comédien et une danseuse. «J’appréhendais beaucoup le fait de travailler avec la glace», confie Thomas Cordeiro, 31 ans, marionnettiste de formation qui se confronte à ce matériau pour la première fois. «La manipulation, elle est vraiment au présent», explique-t-il, car l’inconvénient de la glace, «c’est que ça va casser» et dès lors, «ce n’est plus les mêmes poids» au bout des fils donc «c’est à nous de nous rééquilibrer».

C’est un matériau «en mouvement, en transformation» sans que l’on maîtrise forcément ces changements, relève Elise Vigneron. «C’est vraiment un défi technique et artistique» pour l’équipe, qui doit s’adapter et «accepter qu’il y ait de l’aléatoire», ajoute la metteuse en scène de 43 ans, dont la nouvelle création prend place dans un cycle sur la glace entamé en 2020.

Un défi qui débute la veille de chaque représentation, par le remplissage avec de l’eau des différents moules en résine et silicone qui permettront de donner corps – moyennant de 12 à 15 heures de congélation – aux membres des marionnettes, avant que ceux-ci ne soient assemblés grâce à un squelette en inox emprisonné dans la glace. «On fait de la glace qui est creuse donc il faut qu’on ait un temps assez précis pour pouvoir vider l’eau qui est dans les moules. Si elle est trop pleine, elle ne va pas assez fondre et être trop lourde pour les manipulateurs. Et en même temps, si elle est trop fine, elle casse trop rapidement», détaille Elise Vigneron.

En extrayant la tête de Bernard de sa gangue de silicone, Vincent Debuire s’assure que le visage de l’enfant a été suffisamment sculpté. «La difficulté avec la glace, c’est qu’on perd les traits assez facilement», précise le jeune homme, l’un des constructeurs chargés de la fabrication des marionnettes. D’où le recours à du talc pour «accrocher» et souligner les reliefs du visage. «Face à cette matière, le spectateur tout de suite s’identifie, il y a une sorte d’empathie, quelque chose de très sensible qui n’a pas besoin de mots», estime Elise Vigneron.

Pour autant, «c’est un éphémère qui n’est pas morbide» mais «cyclique», à l’instar de l’eau, «matière très organique» et «vivante», qui est comme une métaphore de notre propre existence, selon la plasticienne. L’écoulement du temps est aussi perceptible dans les «qualités différentes de glace» qui traversent le spectacle: «très très blanches au départ», les marionnettes vont petit à petit devenir «de plus en plus transparentes», relève-t-elle. Finalement, «ces individus qui sont assez séparés pendant tout le spectacle», en fondant, vont «s’unifier dans la matière qui est au sol», reprenant place dans le grand tout.