Reality Winner n’a ni la notoriété d’Edward Snowden ni celle de Chelsea Manning, lanceurs d’alerte dont l’histoire a été racontée au cinéma, à travers des documentaires ou la fiction (Snowden, par Oliver Stone). Le 3 juin 2017, Reality Winner, 25 ans, est arrêtée par le FBI pour avoir transmis au site The Intercept des documents de la NSA (National Security Agency), attestant l’ingérence russe dans la campagne présidentielle de 2016, favorisant l’élection de Donald Trump – des hackeurs ont attaqué un fournisseur américain de logiciel de vote électronique.
Le profil de la jeune femme, première personne condamnée en application de l’Espionage Act sous la présidence de Trump, n’est pourtant pas celui d’une gauchiste. Il a passionné Tina Satter, metteur en scène de théâtre new-yorkaise. En s’inspirant de la transcription de l’interrogatoire par deux agents du FBI, elle a signé une pièce, Is This a Room, montée à Broadway en 2021, et un premier film passionnant, en salle.
LE FIGARO. – L’histoire de Reality Winner est méconnue. Qu’est-ce qui vous a amenée à en tirer une pièce de théâtre puis un film?
Tina SATTER. – À la différence des lanceurs d’alerte Edward Snowden et Chelsea Manning, l’histoire de Reality Winner est passée sous les radars. Je me souviens que, la première fois que j’ai entendu son nom à la radio, j’ai cru qu’il s’agissait de la gagnante d’une émission de téléréalité. Ce n’est que six mois après son arrestation, en 2017, que j’ai lu un article dans un magazine sur cette affaire et que j’ai voulu en apprendre plus sur sa vie. Et c’est en lisant la transcription de son interrogatoire par le FBI à son domicile, accessible en ligne, que je me suis dit qu’il y avait matière à une pièce, puis à un film. Souvent, les agents se contentent de prendre des notes, mais, cette fois-là, ils ont tout enregistré. Le procès-verbal est dans le domaine public.
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Pourquoi êtes-vous restée aussi fidèle à la transcription de son interrogatoire?
C’est plus qu’un document administratif. Il m’a fascinée par la force qu’il dégage. Il n’y a pas de commentaire à ajouter. L’État américain se dévoile sous nos yeux. Il révèle aussi la personnalité complexe d’une jeune femme prise dans un échange qui la dépasse. Les preuves qu’elle a transmises à The Intercept n’ont pas été publiées à ce moment-là. Elle ne se doute pas qu’elle est mise en cause. J’ai tenu à restituer la réalité de l’interrogatoire avec une précision maniaque. C’est une contrainte très stimulante, comme quand on adapte Shakespeare. J’ai conservé la langue du rapport, les hésitations, les chevauchements, les tremblements de voix. Pour jouer une telle partition, Sydney Sweeney s’est montrée brillante. On a tourné des prises à l’infini pour faire affleurer toute une palette d’émotions. Sydney a pu dialoguer avec Reality via FaceTime en amont. Elle a observé sa façon de parler, de se tenir. Sachant que Reality est une militaire, athlétique, cela se ressent dans sa posture.
L’interrogatoire semble assez surréaliste, mais les agents du FBI suivent en réalité une procédure très écrite…
Oui, les agents sont très polis et prévenants. Certains spectateurs s’étonnent qu’ils ne la mettent pas en état d’arrestation, qu’ils ne lui lisent pas ses droits. La procédure est plus subtile. Les agents ne cessent de lui dire qu’elle répond à leurs questions de manière volontaire. Ils ont un mandat de perquisition, mais ils n’en usent qu’avec son accord, sans contrainte en apparence. Elle pourrait appeler un avocat, elle ne le fait pas. Mais, sous cette approche détendue et cordiale, tout est calculé. Les agents savent exactement comment l’amener sur leur terrain et la faire avouer. Ce sont de très bons acteurs. Ils dissimulent parfaitement leurs intentions.
Une jeune femme interrogée dans sa maison par des hommes plus âgés, on ne peut s’empêcher de voir une forme de prédation…
Oui, cette dynamique de genre m’a aussi beaucoup intéressée. L’étau se resserre autour de cette jeune femme de 25 ans. Le FBI compte peu de femmes dans ses rangs et ce n’est pas innocent. Reality, cueillie dans son short en jean par ces hommes de pouvoir, armés, est acculée dans une pièce vide de sa maison, loin des regards des voisins. Malgré la politesse des agents, elle ressent une pression psychologique et physique.
L’aspect troublant de cette histoire, c’est que Reality et ses interrogateurs appartiennent au même camp…
Totalement, oui. Ils peuvent parler le même langage, voire le même jargon militaire, puisque c’est une vétérante de l’US Air Force. Reality me passionne parce qu’elle est emblématique de la jeunesse américaine de 2017, avec toutes ses contradictions. Elle est le fruit de l’Amérique post-11-Septembre. Elle possède des armes et pratique le yoga. Comme tous les millenials, elle est solitaire mais inonde les réseaux sociaux de photos. Elle s’engage dans l’armée et s’inscrit à la fac pour apprendre le farsi, le dari et le pachto. Elle ne se considère pas comme une lanceuse d’alerte. Stupéfiée par les mensonges de Fox News, elle estime à un moment donné que le peuple américain a le droit de connaître la vérité.
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Que devient Reality Winner ?
Elle est sortie de prison en 2021 et reste en liberté surveillée. Elle vit au Texas avec son beau-père et sa mère, mais elle n’a pas le droit de quitter l’État. Ni de voter. Elle pratique le CrossFit et s’occupe de ses chevaux. Elle a été traumatisée par la prison. Elle aspire à une vie normale. Voir le film est encore trop difficile pour elle, mais elle est contente que quelqu’un raconte son histoire.