Puisque nous sommes depuis belle lurette à l’ère du théâtre des metteurs en scène, ces derniers ne se gênent pas d’envisager les textes classiques selon l’idée qu’ils se font de l’air du temps, profitant de l’efficacité et du génie d’un auteur, surtout s’il s’agit de Shakespeare. Ce cher Will en a vu d’autres, et ce n’est pas une lecture féministe de Hamlet qui le fera, oh non, se retourner dans son tombeau. À l’Odéon, la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy s’est donc levée un beau matin avec ce rêve étrange et pénétrant : « Bon sang, mais c’est bien sûr : Hamlet est une femme ! » L’idée n’est pas sotte, elle serait même plutôt séduisante.
À l’Odéon, le jeune prince est donc interprété par Clotilde Hesme. Nous la connaissons, elle est toujours au-delà de l’éloge et une fois encore, elle est remarquable voire stupéfiante. Sans elle, cet (te) Hamlet retomberait comme un soufflé malgré son séduisant décor cossu contemporain – un appartement où trône un somptueux canapé, télé, grande table à manger, cuisine aménagée sur la droite, chambre à coucher sur la gauche, salle de bains en retrait, imposant rideau au fond du plateau… -, malgré cette grandiose apparition en vidéo du spectre du père (Loïc Corbery) en très gros plan. Christiane Jatahy a donc une idée en tête et elle nous le fait savoir : « Être ou ne pas être… » dans un système patriarcal, source de violence depuis la nuit des temps. On nous avait appris que ce monologue de Hamlet était celui d’un homme qui se demandait s’il y a quelque chose après la mort – « Ce pays inconnu dont nul voyageur/N’a repassé la frontière » – alors que le spectre de son père vient de lui donner la preuve que le ciel et le purgatoire existent. Les temps ont bien changé.
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Reste la distribution : elle est inégale mais comment pourrait-il en être autrement tant la présence de Clotilde Hesme hypnotise. Sur la scène, hors Clotilde Hesme, deux actrices (Isabel Abreu dans le rôle d’Ophélie et Servane Ducorps dans celui de Gertrude), quatre acteurs (Matthieu Sampeur est Claudius ; Tonan Quito, Polonius ; David Houri, Rosencrantz ; et Tom Adjibi, Guildenstern). Les autres comédiennes et comédiens (une vingtaine) qui participent à la tragédie sont préalablement filmés, et ces images presque omniprésentes – voir la scène interminable, au début, de la noce (?) de Claudius et Gertrude -, finissent par lasser et étouffer le texte parfois refaçonné, tripatouillé, réorganisé et entrecoupé de chansons de Prince, Sinéad O’Connor, Nina Simone… Dans ce semblant de bric-à-brac, Clotilde Hesme rassemble les morceaux. Ainsi lorsqu’elle entonne « Et maintenant, que vais-je faire ? », de Gilbert Bécaud, cela a quelque sens et s’avère plutôt amusant. Très cocasse aussi, lorsque, prenant la voix grave de Dark Vador, elle lance à Claudius cette fameuse réplique sortie de L’Empire contre-attaque : « Je suis ton père. »
Vous allez voir, ici, on danse, on boit, on se goinfre de pizzas, on s’affaire à la cuisine, on rit, on pleure, on crie, on gratouille maladroitement de la guitare, on allume la télévision qui nous communique des nouvelles fraîches de Fortinbras, prince de Norvège : il a, comme convenu, franchi le territoire du Danemark avec ses troupes. Si vous vous souvenez de la scène 3 de l’acte III, où Claudius, agenouillé, ressent toute l’horreur de son fratricide, ne le cherchez pas en prière, il se morfond sur ses toilettes. Derrière lui, Hamlet, poignard à la main, a l’idée qu’il va tuer son oncle lors d’un moment d’intimité, rengaine. On le comprend, ça ne se fait pas de tuer quelqu’un dans une délicate posture. Quant aux images vidéo fabriquées en direct, c’est une maladie trop contagieuse, une mode tenace que beaucoup de metteurs en scène croient encore au goût du public.
Mais revenons à notre Hamlet. Le personnage oscille entre son désir de vengeance de tuer Claudius, son oncle usurpateur, et cette sensibilité toute féminine qui refuse la violence du meurtre et ses inéluctables conséquences à savoir l’escalade sanguinaire. Clotilde Hesme, toute vêtue de noir sportswear, incarne un prince à l’allure androgyne et, lorsque pointe en lui la folie, la comédienne est à la fois bouleversante et bouffonne, tragicomique. Ses relations avec Ophélie et Gertrude sont ici mises en relief puisque, pour Christiane Jatahy, Hamlet est désormais une affaire de femmes. Isabel Abreu joue avec justesse la démence d’Ophélie -, qui va crescendo depuis le meurtre par méprise de son père Polonius par Hamlet. La pauvre petite folle ne tardera pas à sombrer définitivement, mais, lorsque Gertrude raconte la mort de cette dernière, qui s’est noyée en voulant attraper la branche d’un saule, on voudrait la scène plus troublante. Notre échine ne frémit pas, c’est dommage.
On pourra, bien entendu, reprocher à la metteuse en scène sa lecture freudo-lacanienne un peu simpliste de cette tragédie. Lorsque Hamlet bat des œufs en dansant (elle danse fort bien, la gracieuse Clotilde Hesme !) pendant cinq minutes, on se dit, ça va, ça va, on a compris le jeu de mots : Hamlet/omelette. Après deux heures de spectacle, la pièce s’approche de la fin. L’appartement est sens dessus dessous. Tout le monde est mort, les tables renversées. Reste le prince. Son corps ne va pas tarder, alors que tombe le soir, à rejoindre le cimetière. Une question se pose, direz-vous : faut-il voir cet (te) Hamlet ? Oui, deux fois oui. Pour Clotilde Hesme et pour… Clotilde Hesme qui se taille, à juste titre, la part de la lionne dans les applaudissements du public.
Hamlet, au Théâtre de l’Odéon (Paris 6e), jusqu’au 14 avril. Tél. : 01 44 85 40 40. Et du 11 au 13 juin au Théâtre national de Villeurbanne (69). Tél. : 04 78 03 30 00.