Au collège, le très introverti Yohei est amoureux de Yui mais il n’ose pas lui ouvrir son cœur. De son côté, Yui est éprise du beau Kei mais ce dernier déménage soudainement de la région. Trois ans plus tard, au lycée, alors que Yohei se retrouve dans la même classe que Yui, il se promet de tenter sa chance. C’est alors que Kei refait son apparition, sous l’apparence d’une fille très mignonne: «J’ai arrêté d’être un garçon mais je ne souhaite pas devenir une fille pour autant». Yohei est dès lors tiraillé entre son attirance physique pour Kei et ses sentiments profonds pour Yui…

Le premier tome de Welcome Back, Alice, sorti le 10 janvier 2024 chez Pika, met en scène l’«alter ego» de son auteur, Shûzô Oshimi, lui aussi mal à l’aise avec ses pulsions sexuelles depuis l’adolescence. Cette démarche hautement personnelle interroge la notion de masculinité ainsi que l’identité et l’expression de genre dans nos sociétés, via le personnage non-binaire de Kei. Qu’est-ce qu’un garçon et qu’est-ce qu’une fille? Le mangaka soulevait déjà cette question avec Dans l’intimité de Marie (disponible chez Akata), dont le héros se réveillait dans le corps de l’élue de son cœur.

Brillant dessinateur des souffrances psychologiques, spécialiste de l’irruption de l’étrange et de l’horreur dans la banalité du quotidien, Shûzô Oshimi a gagné l’année dernière le prestigieux prix de la meilleure série au Festival de la BD d’Angoulême avec Les Liens du sang (disponible chez Ki-oon), un titre particulièrement glaçant sur une relation mère-fils toxique.

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LE FIGARO. – Pourriez-vous nous raconter la genèse du projet Welcome Back, Alice ?

Shûzô OSHIMI. – J’avais mes propres afflictions, auxquelles je réfléchis depuis plusieurs années déjà. Il s’agit entre autres de mon sentiment d’incapacité, de mes désirs et frustrations en matière de satisfaction sexuelle, de mon manque de confiance en tant qu’homme, et de mon envie d’être une femme. J’ai ainsi voulu explorer ces thèmes dans le cadre d’un magazine de prépublication de manga shônen (la cible a beau être les adolescents, les lecteurs sont en réalité principalement dans la vingtaine et la trentaine) et, tout en dépeignant un manga de romance érotique de ce type de magazine, j’ai tenté de déconstruire ces sujets de l’intérieur.

Dans l’épilogue du premier tome, vous dîtes «craindre le sexe» et énoncez l’ambition de «mieux comprendre» le désir sexuel des hommes. De quelle manière la réalisation de ce manga – dont la publication au Japon s’est terminée l’été dernier – a-t-elle éclairé ces questions? Peut-on parler d’exercice thérapeutique dans votre cas?

En écrivant cette histoire, j’ai voulu décomposer mon propre «malaise» pour mieux l’étudier. Mais je ne sais pas si on peut dire pour autant que cet exercice m’a guéri. En vérité, loin de gagner en facilité, ce manga a été de plus en plus difficile à dessiner pour moi. Dans le récit, Kei parle d’«arrêter d’être un homme», ce qui est également mon souhait, mais je me suis toujours demandé à quel point il fallait arrêter, ou ce qu’il fallait garder de sa masculinité en passant ce cap. Peut-être que, plutôt que de parvenir à une réponse claire, le plus important pour moi était de continuer de réfléchir ainsi à cette question.

Quand on lit Happiness, Les Liens du sang ou Welcome Back, Alice, on sent chez vous un profond intérêt pour les aspects sombres de l’humanité. Comment l’expliquez-vous, alors que vous dîtes «craindre la violence »?

Je me considère à la fois comme bourreau et victime. Je serais plus rassuré si j’étais l’un ou l’autre à 100%, mais je pense que personne ne peut y parvenir. Malgré tout, je pense que si je dessine ces histoires, c’est pour les achever sur une note d’espoir.

Vos mangas se déroulent souvent en milieu scolaire. Quels souvenirs gardez-vous de vos années à l’école, notamment en matière de relations amicales et amoureuses? De quelle manière ces souvenirs nourrissent-ils vos mangas?

C’est entre mes 10 et 20 ans que j’ai découvert et cultivé les thèmes que j’ai évoqués jusqu’à maintenant, et qui sont importants pour moi. Mes parents m’ont fait connaître entre autres les poèmes de Baudelaire ou encore les peintures d’Odilon Redon. Lorsque j’étais au collège, une fille que j’aimais m’a fait découvrir les mangas d’horreur de Junji Itô. Nous étions tous deux chargés du journal de classe (un journal affiché au mur et relatant les événements scolaires, etc.) et nous avions fait une édition spéciale sans permission sur Junji Itô. J’avais pour cela copié une grande illustration d’une femme couverte de sang, et je me suis fait réprimander pour ça.

Les mangas évoquant la transidentité ont tendance à tourner autour de l’acceptation de soi, de la tolérance, de l’épanouissement… Ici, Kei semble n’avoir aucun souci avec sa nouvelle identité; c’est d’ailleurs plutôt lui qui met mal à l’aise les autres. Comment avez-vous construit ce personnage? N’était-ce pas périlleux de mettre en scène cet adolescent trans effrayant et sexuellement dominateur, alors que cette communauté est souvent victime de discriminations?

Kei apparaît comme un personnage qui semble n’avoir «aucun souci» avec cette identité. Mais en réalité, ce n’est qu’une apparence. Mon intention n’est pas de le présenter comme un personnage transgenre réaliste. À première vue, c’est peut-être l’impression qu’il donne. Mais j’espère qu’en lisant la suite, vous comprendrez peu à peu ce qu’il incarne.

Tout d’abord, il faut savoir que la première partie de cette série est une sorte de parodie. Dans les années 80 est paru un manga intitulé Stop!! Hibari-kun!. Il s’agit de l’histoire d’une jolie jeune fille, qui est en réalité un garçon, et qui séduit le personnage principal du récit tout en montrant un fort caractère indépendant. Welcome back, Alice est basé sur ce scénario. Par essence, «Hibari-kun» incarne aussi bien les fantasmes sexuels des garçons que ce qu’ils souhaitent devenir. De la même manière, on peut dire que Kei représente à la fois un «fantasme» et une «aspiration». Cette œuvre est en un sens une tentative de dialogue avec ces deux notions.

Avez-vous fait des recherches particulières sur la transidentité?

Pour les raisons que j’ai évoquées plus tôt, j’ai évité tous liens entre ce récit et l’expérience réelle des personnes transgenres. Je n’ai pas réalisé de recherches, en dehors de mes interrogations internes. La seule œuvre qui m’a guidé sur le plan spirituel est Un homme frigide du philosophe Masahiro Morioka. Dans ce livre, M. Morioka, un homme hétérosexuel, creuse jusqu’aux racines mêmes de sa propre sexualité et propose une analyse saisissante d’une sexualité qu’on serait enclin à mépriser. Cet ouvrage m’a procuré beaucoup de courage.

Yôhei est attiré par Kei, ce qui le trouble profondément. Aviez-vous aussi envie de questionner l’hétéronormativité de la société?

Plutôt que de soulever des questions sociétales, je voulais avant tout échapper moi-même à la conscience normative. Bien que je souhaitais abandonner mon désir sexuel, je souffrais de ne pouvoir me débarrasser de ce désir masculin et du fait que mon physique soit réduit à mon pénis. Yohei est pour ainsi dire mon alter ego.

Je suis un homme hétérosexuel né et vivant au Japon, et je suis considéré comme faisant partie de la majorité dans ce pays. Cependant, je ne parviens pas à m’intégrer à cette société majoritaire, et je suis également incapable de rejoindre une minorité. Comme mon sentiment de désaccord est unique et que je ne le retrouve pas chez les autres, il ne me reste plus qu’à créer ma propre œuvre.

Quel sens trouve ce manga dessiné par un Japonais en France, et est-il différent de celui qu’il a au Japon? Voilà quelque chose qui m’intéresse également.

Welcome Back, Alice traite frontalement de la sexualité des collégiens et des lycéens, évoquant de façon crue la masturbation et les fantasmes des adolescents. De quoi inquiéter le comité éditorial de Bessatsu Shōnen Magazine ou, plus tard, les parents de vos lecteurs? Vous êtes-vous autocensuré ou avez-vous été censuré à certains moments?

Nous n’avons jamais reçu de plaintes de la part des lecteurs, ni de directives de la part des autorités. Les normes du magazine contenaient des règles concernant la représentation (par exemple, ne pas représenter d’organes génitaux), et je les ai donc respectées. Cependant, j’ai le sentiment d’avoir été autorisé à dessiner relativement librement.

De manière générale, comment l’œuvre a-t-elle été perçue par vos lecteurs? Quels retours – positifs ou négatifs – vous ont marqué?

Le commentaire le plus fréquent est que Kei est mignonne. C’est pour ainsi dire purement visuel. En entrant dans la seconde moitié du récit, je pense que les lecteurs ont pu faire le lien avec la souffrance de l’auteur que je suis. Nous avons également reçu des commentaires positifs de la part de personnes transgenres. L’expression «arrêter d’être un homme» a suscité des réactions plus positives du côté des lectrices. Certains hommes ont également affirmé partager les mêmes conflits intérieurs.

Travaillez-vous déjà sur une nouvelle série?

En janvier dernier, la prépublication de mon nouveau manga, intitulé Chi-chan, a débuté. Il s’agit d’une série courte, et plus précisément de la préquelle du film Doku Musume, auquel j’ai participé en tant que concepteur de personnages. L’histoire est de mon invention. J’espère que le public du film liront également ce manga. Après cela, je pense faire une autre série longue, mais je ne sais pas encore de quoi il s’agira ni quand elle sortira.

Merci à Manon Debienne pour la traduction japonais-français.

Welcome Back, Alice, tome 1, de Shûzô Oshimi, traduit par Thibaud Desbief, Pika, 7,95 euros par volume.