Arrivé devant le Sénat, notre espion préféré descend de sa moto en claudiquant légèrement. Son grave accident sur le circuit de Montlhéry en Essonne en septembre a laissé des traces. Mathieu Kassovitz, 56 ans, n’est pas du genre à se plaindre, même avec son planning surchargé. En tant que scénariste et réalisateur, il prépare l’adaptation de La bête est morte, la bande dessinée conçue sous l’occupation nazie en 1944 par Edmond-François Calvo, sur un scénario de Victor Dancette. Le réalisateur de La Haine finalise aussi la comédie musicale adaptée de son film qui sera à l’affiche à la rentrée. «Enfin, mon documentaire sur le cannabis sort sur France 5 le 2 avril et Frères d’Olivier Casas avec Yvan Attal sort au cinéma le 24 avril», ajoute-t-il en se roulant une cigarette.

Malgré son téléphone qui vibre en permanence, Mathieu Kassovitz a pris une heure pour une cause qui lui tient à cœur. Sur les plateaux de télévision, auprès des politiques, il se bat depuis 2014 pour améliorer la distribution des invendus alimentaires. «En 2015, notre pétition en France avait été signée par 200.000 personnes et celle au niveau européen par 1,6 million de citoyens», se félicite le comédien.

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Accompagné du musicien Youssouf Soukouna et de l’adjoint LR au maire de Courbevoie Arash Derambarsh, Mathieu Kassovitz était auditionné par la sénatrice LR Marie-Do Aeschlimann, membre de la commission des Affaires sociales. Pull gris, jean sombre et tennis, il est le seul à ne pas avoir enfilé un costume. Alors que Gabriel Attal et les ministres investissement les lieux pour la séance des questions au gouvernement, il découvre, impressionné, les dorures, les tapisseries, les statues et l’escalier d’honneur du Palais du Luxembourg. «C’est très beau, la France sait y faire», dit-il admiratif.

Face à la sénatrice, Mathieu Kassovitz a 45 minutes pour convaincre de la nécessité de faire évoluer la législation. «En France, la loi votée en 2016 doit être améliorée car elle n’est pas bien appliquée, il n’existe aucun suivi, martèle l’acteur auteur et réalisateur. Cette loi oblige les supermarchés de plus de 400 mètres carrés à redonner leurs invendus alimentaires aux associations de leur choix. Le succès est là : plus de dix millions de repas ont été distribués et les dons ont bondi de 22%. Mais aujourd’hui, comme le prouve l’appel à l’aide des Restos du Cœur, ce n’est plus du tout suffisant.» «Il faut sauver les Restos du Cœur qui sont en train de mourir, cette association fait aujourd’hui partie de la société française. Si on la perd, on perd notre identité», dit-il.

Devant la sénatrice, il déroule ses arguments, demande que les supermarchés soient concernés à partir de 200 m2, que les amendes soient plus lourdes pour les enseignes qui ne respectent pas la loi. Dix millions de tonnes d’invendus alimentaires sont encore jetées en France. «Je voudrais que le gouvernement crée un organe de contrôle du don alimentaire, ce serait très novateur. Les Restos du Cœur ont la capacité de le faire. Ils savent où les dons manquent, où il faut davantage d’associations de redistribution. Ils pourraient prendre en charge toute la récupération du gâchis alimentaire, regrouper les dons dans des grands centres de dépôt d’où ils seraient dirigés vers des plus petites associations. On pourrait aussi utiliser La Poste. Ils sont au plus près des Français, ont plein de voitures et de salariés qui connaissent parfaitement le terrain. Aujourd’hui, certaines grandes surfaces préfèrent vendre à bas prix aux consommateurs leurs invendus car ils ne veulent pas que d’autres fassent du profit à leur place. D’autres sociétés leur rachètent en effet leurs stocks de produits périmés et les vendent avec profit dans des chaînes de discount. Là, n’importe qui peut y faire ses courses. Ce n’est pas l’esprit de la loi qui a été votée pour aider les plus démunis.»

«J’ai grandi dans la précarité mais je n’ai jamais eu faim, témoigne Youssouf Soukouna, originaire de Bobigny. Dans ma jeunesse il y a 40 ans, les gens n’avaient pas peur de tendre la main. Aujourd’hui, ils ont honte et se sentent stigmatiser s’ils vont à la Soupe populaire. Entre les étudiants et les personnes de la classe moyenne, vous n’imaginez pas le nombre de Français qui ont besoin d’aide pour avoir de quoi se nourrir. C’est un déclassement invisible car ils sont si complexés qu’ils n’osent plus tendre la main. Peut-être faudrait-il arrêter de demander leur identité aux gens qui viennent chercher des sacs pour se nourrir.» Selon lui, la faim en France n’est pas du tout un problème réservé aux banlieues. «Dans les quartiers, comme on dit, l’entraide est là. Toutes les portes sont ouvertes, un système naturel d’entraide existe. La faim n’y existe pas. Je ne dirais pas la même de certains quartiers bobos comme le Marais.» Marie-Do Aeschlimann acquiesce. «C’est la double peine, avoir faim et honte de demander de l’aide», estime-t-elle.

Les 45 minutes sont passées. «Merci de m’avoir associée à votre démarche, Mathieu, vous êtes quelqu’un de bien», lance-t-elle avant de demander : «je peux vous embrasser ?» Mathieu Kassovitz sourit. Soudain devant nous, il redevient Malotru, cet espion au cœur tendre du Bureau des Légendes, la série culte signée Éric Rochant.