Cet article est extrait du Figaro Hors-série Paris 1874, Impressionnisme, soleil levant, un numéro spécial édité cent cinquante ans après la première exposition impressionniste commémorée par le musée d’Orsay qui a réuni, en un saisissant face-à-face, une large sélection des œuvres qui furent alors révélées au public. Pour être tenu au courant de l’actualité historique et culturelle, abonnez-vous gratuitement à la Lettre du Figaro Histoire.
Sur le trottoir mouillé, les bras chargés de feuilles, un camelot s’époumone : « L’Impressionniste ! » Caillebotte sourit. On n’arrête plus Rivière, ce critique ami de Renoir, qui a osé lancer la feuille de chou dont ils parlaient depuis l’exposition de 1874. Il rédige tout lui-même. En guise d’illustrations, Gustave a fait le croquis d’une des œuvres qu’il expose cette année : Le Pont de l’Europe. Degas a fait pareil, et Renoir, et Sisley. L’Impressionniste, journal d’art… Il pense finalement qu’Auguste a eu raison d’insister pour garder ce nom qu’on leur a collé presque comme une injure. Qu’à cela ne tienne, ce sera leur drapeau ! Ils étaient trente à exposer en 1874. Cette année, troisième exposition du groupe, ils ne sont que dix-huit. Degas, toujours enragé, a organisé une réunion pour statuer sur le fait qu’on ne puisse pas exposer en même temps au Salon et avec eux. Très grave selon lui ! Il y tient dur comme fer, et Pissarro est d’accord avec lui. Manet, comme toujours, a tenté le Salon, qui lui a refusé Nana, pour mauvaises manières. Alors Nana trône dans la vitrine du marchand Giroux, boulevard des Capucines. On l’aura trop associée aux prostituées des romans de Zola.
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Le voilà arrivé, rue Le Peletier, numéro 6. Gustave jette un coup d’œil à l’enseigne ombragée de drapeaux tricolores : impressionnistes peut-être, mais aussi patriotes et républicains ! Il a réussi à obtenir ce lieu : un grand appartement vide au premier étage d’une maison en réparation. Les pièces sont larges et hautes, bien éclairées, parfaites pour exposer. Depuis ce dîner de janvier, chez lui, où il a réuni Pissarro, Degas, Monet, Renoir, Sisley et Manet pour leur parler de son désir de monter une troisième exposition, sa détermination est sans faille. Il faut dire que celle de l’an passé, chez Durand-Ruel, sa première, a été pour lui un triomphe. Ses Raboteurs de parquet ont fait sensation, alors même que le Salon de 1875, présidé par Cabanel, les avait refusés. « Un très mauvais point pour MM. les jurés officiels », a confessé Blémont, le poète. Ça a vengé le refus qu’il avait subi comme un affront. Depuis, il a entrepris de se constituer lui-même une collection, a acheté quelques tableaux de Monet et de Pissarro. Traumatisé par la mort trop jeune de son frère René, il a écrit son testament, avec ce qu’il faut de culot pour assurer la postérité des œuvres de ses amis (il ne pense pas aux siennes !). « Je donne à l’Etat les tableaux que je possède ; seulement comme je veux que ce don soit accepté et le soit de telle façon que ces tableaux n’aillent ni dans un grenier ni dans un musée de province mais bien au Luxembourg et plus tard au Louvre. » Il y a même prévu une somme importante pour une quatrième exposition impressionniste en 1878, parallèlement à l’Exposition universelle.
Cette année, Caillebotte présente Rue de Paris, temps de pluie, qui a plu à Zola. « Enfin, je nommerai M. Caillebotte, un jeune peintre du plus beau courage et qui ne recule pas devant les sujets modernes grandeur nature. Sa Rue de Paris par un temps de pluie montre des passants (…) qui sont d’une belle vérité. Lorsque son talent se sera un peu assoupli encore, M. Caillebotte sera certainement un des plus hardis du groupe. » Caillebotte s’arrête devant le Bal du moulin de la Galette de Renoir, L’Etoile de Degas et puis La Gare Saint-Lazare de Monet. En tout, deux cent quarante-quatre œuvres se côtoient sur les cimaises du 6 rue Le Peletier. Tout n’est pas à vendre. Pour Caillebotte, qui n’a pas besoin d’argent, ce qui compte vraiment, c’est la promotion, la gloire ! Hoschedé a prêté onze Monet de sa collection, quatre Pissarro et trois Sisley. L’éditeur Charpentier a prêté lui aussi, et Théodore Duret. Même Manet a prêté deux Monet et un Sisley. Caillebotte d’une main répond au bonjour d’un ami. Il balaie du regard les silhouettes qui se pressent. Une chose le satisfait, nouvelle, et qui pour lui compense bien tous les quolibets du monde : les visiteurs en gilets, chapeaux hauts-de-forme et robes de soie, ne sont plus les passants sans bienveillance des premières expositions. C’est aujourd’hui le beau monde élégant des salons qui est curieux de voir les travaux de ces intransigeants. Cette exposition-là aura bien marché, et même dégagé un petit bénéfice. Pourtant, l’année suivante, il n’y aura pas de quatrième, faute d’union entre les membres.
Paris 1874. Impressionnisme, soleil levant, Le Figaro Hors-Série. 14,90 €, disponible en kiosque et sur Figaro Store.