Bref communiqué du Centre Pompidou, en ce dimanche ensoleillé de Pentecôte, pour annoncer la mort, à 89 ans, de Ilya Iossifovich Kabakov, le père de l’art conceptuel russe et la figure totémique des arts, samedi 27 mai. Cet homme phare de la scène russe était né le 30 septembre 1933 à Dnipropetrovsk, dans ce qui deviendrait l’Ukraine de l’Union soviétique. Il a d’abord vécu et travaillé à Moscou, des années 1950 aux années 1980, avant d’émigrer aux États-Unis et de s’installer, avec son studio, à Long Island où il restait loin du monde. «C’est avec une grande émotion que nous apprenons aujourd’hui la disparition de Ilya Iossifovich Kabakov, artiste essentiel depuis plus de 70 ans. En 1995, son installation « C’est ici que nous vivons » occupa tout le Forum du Centre Pompidou pendant plusieurs mois. Nous lui consacrerons une exposition en 2024», a souligné le musée parisien.
Dans le cadre de Monumenta, l’Étrange cité de Ilya et Emilia Kabakov, fut présentée au Grand Palais du 10 mai au 22 juin 2014. Une installation déroutante et poétique, orchestrée sous le commissariat conjugué d’Olga Sviblova, directrice du Multimedia Art Museum (MAMM) de Moscou et pilier de l’art contemporain de Moscou à Venise, et de Jean-Hubert Martin qui fut directeur du Musée national d’art moderne. Par un jeu d’architectures impossibles et d’anges perdus, d’envols comme Icare et de chutes, de dessins mélancoliques, de textes théoriques et d’objets ayant perdu leur fonction, Ilya Kabakov et son épouse Emilia mettaient en scène leur culture, l’histoire de leur pays au plus rude de la censure, l’imaginaire forcenée qui permet d’échapper à tout. La conquête de l’espace ramenée à l’individu.
Jouant des métaphores et d’un humour marqué par le sens de l’absurde, l’art de Kabakov a raconté la vie quotidienne en Union soviétique, du plus éthéré au plus trivial, de la musique des cieux aux latrines communes et ses mouches, créant une sorte de cimetière illustré d’une société utopique qui se voulait moderne, égalitaire, nouvelle, et qui a fini par disparaître dans un carcan. Plus qu’une épitaphe de l’URSS, son travail a souligné la dérive toujours possible d’une utopie vers le désastre, le germe de la destruction faisant part de tout système qui devient unique et dès lors autoritaire.
À sa suite, l’écrivain Svetlana Alexievitch, née en 1948 à Stanislav en Ukraine soviétique, a raconté en 2013, dans La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, l’implosion de l’URSS, après 70 ans de marxisme-léninisme et des millions de morts. Que reste-t-il de l’Homo sovieticus ? Armée d’un magnétophone et d’un stylo, mue par l’attention et un esprit critique, Svetlana Alexievitch a rencontré des survivants qui ont vécu la petite histoire d’une grande utopie. Leurs récits entrecroisés, sans logique apparente ni présentation précise des témoins, redessinent le rêve et la tragédie qu’a été l’Union soviétique. Et l’étrange mélancolie qu’elle a laissée. Cela lui a valu le Prix Nobel de littérature en 2015.
Né de parents juifs – sa mère Bertha Judelevna Solodukhina, était comptable, son père, Iosif Bentcionovitch Kabakov, serrurier – Ilya Kabakov a eu une manière singulière de détourner l’objet de son usage pour lui rendre une valeur symbolique, laissant les choses parler pour lui (The Shower series, 1965, et ses douches éternellement sans eau). Il fut évacué pendant la Seconde guerre mondiale à Samarcande, comme la Leningrad Academy of Art, tandis que son père partait au front. De 1945 à 1951, il est revenu à Moscou poursuivre ses études d’art, se destinant d’abord au dessin et à l’illustration.
Dans les années 1960, il rejoint ce qui deviendra le Sretensky Boulevard Group, aux côtés d’Erik Bulatov, d’Oleg Vassiliev et de Vladimir Borisovich Yankilevsky. Pour survivre aux persécutions de ce légendaire groupe underground de Moscou dont certains membres furent emprisonnés ou exilés, Kabakov a souvent dit s’être plié en surface aux règles du système. Dans ses Russian Series, ses dessins déplacent les détails significatifs hors du centre, optant pour le détour et l’allusion. Il prit un tournant plus conceptuel à partir des années 1970. Sous l’influence des structuralistes venus de l’Occident qui témoignaient de leur sympathie pour l’idéologie soviétique, les artistes dissidents et les intellectuels se posèrent en observateurs presque neutres des systèmes qui s’affrontaient, marxisme contre capitalisme.
«Ilya Kabakov, qui se qualifie lui-même d’artiste soviétique, dévie du parcours réaliste socialiste imposé aux sens, recréant dans ses installations totales les effets psychologiques d’une lutte incessante avec l’idéologie, et se fait narrateur des déviances et des dégénérescences qu’elle a pu engendrer sur ses sujets. Il synthétise les répercussions de cette aspiration à l’idéal sur l’Homo Sovieticus à travers la représentation des appartements communautaires, les kommunalki», raconte Alice Cazaux dans Ilya Kabakov, ou le récit de vies communautaires (2013). Le Musée Maillol de Dina Vierny (née Dina Aïbinder le 12 janvier 1919 à Kichinev) a ainsi exposé sa Cuisine, toute en ustensiles suspendus et insultes entre voisins griffonnées sur de petits papiers volants, en 2014.
Après la perestroïka et son exil à New York, Kabakov est devenue une page d’histoire. Lorsqu’il a eu sa rétrospective au Garage, le centre d’art du milliardaire Roman Abramovitch, à l’automne 2008 à Moscou, Ilya composa, avec son épouse Emilia, un labyrinthe gris pâle de peintures aux fraîches couleurs, en partie oblitérées, comme si tous les souvenirs étaient des fragments, comme si tout voir, tout dire, était toujours impossible.