L’un des derniers géants de l’art «postwar» de l’Amérique n’est plus. À peine plus d’un mois après la mort du sculpteur du monumental et de l’acier Corten, Richard Serra, le 26 mars à 85 ans, c’est un autre monument de l’après-guerre américain qui disparaît pour entrer dans les livres d’histoire de l’art. Frank Stella, c’est le peintre et sculpteur américain dont les très grands formats sont en gloire au MoMA (Museum of Modern Art) qui lui a offert une rétrospective dès 1970, faisant de lui le plus jeune artiste ainsi célébré, et lui a consacré un total de 73 expositions. Le Whitney Museum de New York lui a consacré tout un étage pour sa rétrospective spectaculaire de 2015. Il est en majesté au Guggenheim de New York et Bilbao, au Kunstmuseum de Bâle, au Ludwig Museum de Cologne.
Celui qui commença sa carrière longue et prolifique par des premières œuvres fort minimalistes, celui que se disputent musées et collectionneurs privés, l’artiste des artistes, est mort à 87 ans, dans sa maison de Manhattan, victime d’un lymphome, a rapporté cette nuit le New York Times. Frank Stella a frôlé la barre des 88 ans. Il était une légende de New York, comme le bâtiment de Van Tassell and Kearney Horse Auction Mart dans l’East Village qui lui servit de studio de 1978 à 2005, avant d’opter pour celui de Newburgh au nord de New York.
Né à Maiden le 12 mai 1936 dans le Massachusetts, de parents venus d’Italie, cet aîné d’une fratrie de trois étudia à la Phillips Academy, se forma auprès du peintre abstrait Patrick Morgan, fut introduit, jeune, par le peintre Stephen Greene et l’historien d’art William Seitz , à la scène de New York. Influencé par l’expressionnisme abstrait, le mouvement de l’après-guerre américain qui balaya l’idée de réalisme, il prit le chemin de l’abstraction et du minimalisme avec ses premières «Black Paintings» (The Marriage of Reason and Squalor, II, 1959, le noir du tableau souligné par une ligne claire qui dessine un labyrinthe) . Réalisées à la peinture industrielle, elles rendaient floue l’idée de la géométrie par une alternance de bandes peintes et d’espaces de la toile laissés vierges. Ce sont aujourd’hui des pièces de musée, de New York à Bâle, de Londres à Amsterdam.
Ce fumeur de cigares au charme ténébreux aurait eu sa place dans la trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola, tant il était un concentré mâle au charme italo-américain. Homme d’action, homme de peu de mots, aux répliques facilement sarcastiques, il était le prototype de l’artiste farouche, quoique adulé des collectionneurs et des institutions qui organisaient des soirées ultra VIP à Manhattan dont il était le Jupiter. Cet artiste, reconnu très tôt, repoussa les tentatives d’interprétation de son travail par la critique américaine. En 1961, il affirmait – entre provocation et façon de couper court à toute glose – qu’un tableau n’était qu’une «surface plane avec de la peinture dessus».
«En 1959, l’Américain Frank Stella (né en 1936), alors âgé de vingt ans à peine, conquiert la scène artistique new-yorkaise du jour au lendemain. Il révolutionne la peinture abstraite grâce à ses Black Paintings réalisés la même année – l’un d’entre eux Morro Castle compte aujourd’hui parmi la collection bâloise», souligne le Kunstmuseum de Bâle lors de l’exposition de ses collections, à l’été 2015, dans « Frank Stella – Peintures
«À la suite de ces « peintures noires » de 1959, Stella élabore dans les années 1960 les Shaped Canvases qui représentent une progression décisive dans sa conception de la peinture. Les contours de ces tableaux dialoguent avec l’espace intérieur, ce qui crée une correspondance inédite entre la peinture et la forme du châssis», analyse le grand musée suisse. La grande rétrospective en 100 œuvres depuis les années 1950, que lui consacra le Whitney Museum de New York à l’hiver 2015, montrait comment sa peinture est devenue sculpture : d’abord par illusion optique de ses rayures alternées, en noir et blanc, puis en couleurs, par le jeu de la répétition des motifs opposant ces deux types de palettes, puis par le format, parfois énorme, puis par le jeu des formes, de plus en plus complexes qui s’échappaient du tableau comme une furieuse animation en 3D.
Le plus spectaculaire des peintres sculpteurs, défendu à Paris depuis toujours par le galeriste Daniel Templon, a ainsi conquis les musées (immense tableau multicolore au Kunstmuseum de Bâle dans la partie souterraine qui relie le Haupbau au Neubau), mais aussi des collections privées comme celle de Philippe Austruy à la Commanderie de Peyrassol (Tengan-Tenganan, 2009, sculpture écarlate entre la voile de bateau et l’étoile céleste en fibre de verre et tubes en acier inoxydable, 317 x 670 x 91 cm). Et bien sûr celle de son ami Bernar Venet qui l’a mis en gloire dans sa Venet Foundation au Muy, près de Fréjus, et où il lui a passé commande d’un pavillon sur mesure qui mêle architecture et peinture XXL. Le tout à l’air (presque) libre.
«J’ai rencontré pour la première fois Frank Stella en 1966 lors de mon premier voyage à New York, tandis que j’habitais dans l’atelier d’Arman juste en dessus du sien sur Walker Street», confie au Figaro Bernar Venet, profondément bouleversé. «Mais ça n’est qu’au début des années 2000 que nous avons entamé une relation réellement amicale. Malgré sa gentillesse et sa disponibilité à mon égard , j’ai toujours été intimidé par Frank, et je l’ai toujours approché avec un immense respect. Je savais que j’avais devant moi un géant au plus haut niveau de l’histoire de l’art , il était le modèle absolu de ce qu’un artiste doit faire, c’est-à-dire constamment remettre en question ce qui est acquis et ne pas croire que ce que l’on a créé est suffisant. Frank a eu jusqu’à la fin le cerveau d’un artiste de 25 ans.»
«Chaque année de sa carrière immense nous a permis de découvrir des propositions formelles nouvelles, toujours dans une dynamique de renouvellements permanents. Aucun artiste de sa génération n’a vécu cet héroïsme constant et chaque explosion de Frank était une surprise pour tous», souligne Bernar Venet, le collectionneur viscéral qui ne pouvait résister à sa fascination pour Frank Stella, quitte à frôler le déraisonnable. «Il en souffrait , et nous en avons plusieurs fois parlé ensemble de la résistance du public à l’égard de ses œuvres des trente dernières années. Les gens ne comprenaient pas comment une œuvre aussi sobre et plane que ses premières peintures noires avaient pu se transformer, chaque année davantage, en reliefs excessifs et puissamment colorés. Sa démarche typiquement formaliste était celle d’un chercheur insatisfait , convaincu que le champ des possibles est infini, bien plus vaste que tout ce qui a été pensé et produit jusqu’à nous.»
Les artistes sont ceux qui parlent le mieux des artistes. «Son influence sur les artistes de l’art minimal est aujourd’hui reconnue historiquement. Et j’ajouterai que son influence sur une nouvelle génération, orientée vers une abstraction dans l’excès et toujours plus complexe, est une évidence. Il disait de lui-même pour braver les commentaires de certains qui ne comprenaient pas son infidélité à ses premières œuvres minimalistes : « Je suis un maximaliste ». Notre perception incrédule à son œuvre récente est semblable à celle de gens qui découvraient l’art abstrait pour la première fois au début du 20e siècle. Frank a toujours eu un tour d’avance sur nous tous et nous étions aveugles devant ses tableaux reliefs qui perturbaient trop notre sensibilité. Un géant vient de nous quitter. Le temps et notre adaptation à son œuvre récente nous prouveront l’immensité d’une production artistique à l’échelle des plus grands .»