Comédie de Cédric Kahn, 1h54
Les financiers voudraient un happy end. Le producteur ment comme il respire. L’acteur principal a des caprices. Bref, le tournage des Irréductibles est mal embarqué. Le réalisateur s’arrache le peu de cheveux qui lui reste. Ce cinéaste engagé en a pourtant vu d’autres. Simon voudrait tellement pouvoir raconter l’histoire de ces ouvriers prêts à tout pour sauver leur usine. Pour un peu, il jurerait que ce sera son dernier film. Ses espoirs reposent désormais dans le making-of dont est responsable un certain Joseph. Devant la caméra, les protagonistes se mettent en grève. Derrière, les techniciens ne tardent pas à les imiter. L’argent vient à manquer. Le million d’euros promis s’est évaporé. Il est soudain question d’heures supplémentaires non payées, de participation. Gros chahut. Simon est à deux doigts de jeter le gant. Dans Making of, Denis Podalydès se love avec gourmandise dans la peau de cet intellectuel en chapka au bout du rouleau. Mise en abyme, film dans le film, effet Vache qui rit, appelez ça comme vous voudrez : le résultat est tordant, frappé au coin du bon sens, non dénué de profondeur. Qu’arrive-t-il à Cédric Kahn ? Il y a quelques mois, son Procès Goldman était une réussite. Il revient avec cette comédie sociale qui, dans un genre différent, touche le noir de la cible. Il jette sur ces artisans du celluloïd un œil à la fois critique et bienveillant, pointe en bon politique les contradictions du système. Podalydès est irréprochable, comme d’habitude. Jonathan Cohen mérite des claques, tellement il adopte les défauts de la star qui cabotine. Ce comédien est pour l’instant toujours parfait. Xavier Beauvois, gros nounours fuyant, remporte la palme en nabab chafouin, roublard, indélicat. Il ment comme il respire. On s’y croirait. Normalement, Les Irréductibles devrait être récompensé à Cannes. Ou aux César. Coupez ! É.N.
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Drame de Joachim Lafosse, 1h39
Il existe des silences plus fracassants que bien des bruits. Ce Silence-là est comme une déflagration étouffée à combustion lente qui ronge depuis trente ans Astrid (Emmanuelle Devos), mère de famille et femme d’un avocat renommé dans une petite ville de province (Daniel Auteuil). On la découvre effondrée dans sa voiture, alors qu’elle se rend au commissariat où leur fils a été arrêté. Que s’est-il passé ? Dans ce film saisissant, entre thriller psycho logique et drame intimiste sur le poids des secrets, c’est ce que va nous révéler Joachim Lafosse à travers un flash-back qui nous replonge quelques jours avant les faits. Avant même l’explosion du drame, les tensions sont palpables dans la grande maison bourgeoise où la famille cohabite plus qu’elle ne vit, quasi retranchée. La fille aînée, désormais adulte, est partie depuis longtemps et refuse de revenir. Reste le père, François – au centre de l’attention médiatique alors qu’il organise une marche blanche en hommage à deux jeunes filles disparues dont il représente les parents – Astrid, vigie silencieuse de la maisonnée, et Raphaël, leur fils encore lycéen. Rien n’est expliqué mais l’angoisse sourd. Dans une mise en scène resserrée d’une grande sobriété, la narration s’étire, opaque et pesante, pour mieux marquer les esprits ensuite lorsque la vérité éclatera avec ses répercussions, dans la deuxième partie du film. Le réalisateur belge frappe avec ce huis clos oppressant, inspiré de l’affaire Hissel, du nom de l’avocat des parents de victimes de Marc Dutroux condamné à son tour pour détention d’images pédopornographiques. Daniel Auteuil et Emmanuelle Devos y sont pour beaucoup. Le comédien retrouve l’une de ses plus belles partitions, celle d’un manipulateur glaçant et silencieux auquel il apporte une sombre profondeur et un charisme mystérieux, dans la lignée de ses films avec Claude Sautet. Dans le rôle de celle qui s’est tue, Emmanuelle Devos, en conflit intérieur permanent, est bouleversante. Joachim Lafosse ne la juge pas. Partagée entre la honte, la culpabilité, un aveuglement permanent à sauver les apparences et à vouloir croire que cela est derrière eux, elle se débat, prise à son propre piège et marquée par le poids des années de mutisme. À l’heure de la libération de la parole post-MeToo, Joachim Lafosse livre un Silence percutant qui va faire grand bruit. V.B.
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Comédie de Charlotte Regan, 1h24
Maîtres du cinéma social anglais, Ken Loach et Stephen Frears peuvent être rassurés. La relève est là. Et féminine. Découvert au Festival du film britannique de Dinard, Scrapper est la fable idéale pour commencer l’année en douceur. Georgie, 12 ans, vit seule dans son HLM depuis que sa mère a été emportée par un cancer. Elle s’invente un oncle pour berner les services sociaux et gagne un peu d’argent en volant des vélos. Cette routine implose quand son père biologique revient dans sa vie. Du haut de ses 30 ans, Jason n’a pas le quart de la maturité de sa fille, qu’il a abandonnée à sa naissance. Mais il veut réparer ses erreurs. Pour amadouer la sceptique Georgie (la précoce Lola Campbell), qui le soupçonne du pire, Jason (Harris Dickinson, l’insipide influenceur de Sans filtre) propose de devenir son complice. Il l’accompagne dans ses larcins, sauf qu’aucun n’est vraiment doué ! La réalisatrice Charlotte Regan, dont c’est le premier long-métrage, prend le contrepied des clichés du genre. Pas de ciel bas et oppressant, ni pluie battante ou problème d’alcool, le monde de Scrapper est lumineux et pastel, à l’image des pavillons jaune poussin et vert sauge du quartier où Georgie a grandi. Le réalisme de Scrapper n’exclut pas une sacrée fantaisie. Comme ces araignées douées de parole ou ces murs bleu azur où courent des nuages, donnant l’impression que Georgie s’élève vers les cieux. Sans oublier l’imagination débordante de ce trublion, qui se représente son géniteur sous les traits d’un vampire et d’un gangster. Aux côtés de Charlotte Wells, qui s’intéressait déjà à un duo père-fille dans Aftersun, et de son amie Molly Manning Walker, primée à Cannes pour How to Have Sex et directrice de la photographie de Scrapper, Charlotte Regan confirme que la nouvelle génération de réalisatrices venues d’outre-Manche déborde d’idées et affiche une sensibilité unique. C.J.
Comédie de Rachel Lambert, 1h31
Les spectateurs qui avaient laissé Daisy Ridley enfouissant dans le sable les sabres lasers de ses mentors au terme de la dernière trilogie de La Guerre des étoiles mettront du temps à reconnaître la comédienne britannique dans La Vie rêvée de Miss Fran. Elle campe ici une employée de bureau introvertie restant sur son quant-à-soi. Hors de question de se mêler aux collègues qui papotent autour de la machine à café ou de les retrouver pour des soirées jeux. L’experte en tableaux Excel préfère savourer seule ses sudokus et son fromage blanc. Encline à se perdre dans son imaginaire, Fran échafaude mille et un scénarios baroques au terme desquels elle trouverait la mort. Non qu’elle souhaite mettre fin à ses jours. Ses songes de forêts et d’océans, de reptiles et d’insectes grouillants sont plutôt une échappatoire dans un quotidien qui la submerge. Toutefois, cette foisonnante vie intérieure se retrouve bousculée par la nouvelle recrue de l’open space : Robert ne peut s’empêcher de vouloir sortir Fran de son cocon protecteur. Avec ce portrait austère et onirique du poids de la solitude, la réalisatrice Rachel Lambert embrasse la mélancolie de l’existence, mais ne la condamne pas. Son sujet est moins la dépression que la difficulté de nouer des liens et de s’ouvrir aux autres dans notre société moderne et bruyante. Le minimalisme de ce film indépendant, calibré pour les festivals de Sundance et de Deauville, est contrebalancé par une bonne dose d’humour et un décalage permanent. Fran, pour qui la grande faucheuse est presque une amie, se découvre des aptitudes insoupçonnées de convive de « murder parties ». Ses visions morbides piochent autant dans la beauté du préraphaélisme que dans le grotesque des scènes de Brueghel l’Ancien. S’en dégage une forme d’apaisement, à l’image d’un film avare en dialogues qui soigne ses silences et laisse le temps s’écouler goutte à goutte. Malgré son héroïne qui flotte, le film n’est pas déprimant. Au contraire. Invitant à l’introspection, il joue une petite musique de chambre singulière qui résonne dans notre monde de l’après-confinement. C.J.
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Biopic de Martin Provost, 2h02
Dur, dur d’être une muse. Il lui court après, tentant de percer son mystère. Et ne trouve que la lumière, la peinture. Finalement, ce qu’il recherchait. Portrait d’un couple ? Plutôt d’une quête. Où c’est plutôt elle qui a le beau rôle. Cécile de France est plus grande et moins floue que Marthe. Elle est surtout aussi tourmentée et solaire. Vincent Macaigne, lui, joue en retrait, respecte le caractère taiseux de Pierre Bonnard (1867-1947). Au tournant du siècle, l’artiste a rencontré la belle. C’est encore la bohème à Paris. Le « nabi japonard », comme ses amis le surnomment, sait alors se montrer espiègle, jouer le jeu de l’avant-garde, être mondain. Il a rencontré cette lorette qui se dit orpheline, fabrique des fleurs artificielles mais accepte de poser au naturel. Et gratis. Une aubaine quand on n’est pas de formation académique mais un de ces anarchistes de La Revue blanche. D’emblée il la représente nue sur les draps froissés de l’amour : en voilà, une Indolente (lire sous ce titre le livre source de la psychanalyste Françoise Cloarec, également auteur de La Vie rêvée de Séraphine de Senlis). En retour, elle fait la belle, cache son jeu, s’invente un nom. Ne dira jamais rien de sa famille sans le sou qu’elle aide en cachette. Cela vaut à ce biopic quelques scènes mélos dispensables. À part ça, la vie est belle. Tant à Montmartre que dans les salons de ces indépendants où l’excentrique Misia fait des étincelles (Anouk Grinberg), plus libre qu’aucune femme de son époque. Ambiance hippie, ensuite, en Normandie, devant le chalet La Roulotte, à côté de Vétheuil. On se baigne et batifole tout nu dans les bois. Puis, peu à peu, réclusion volontaire au Cannet, dans une maison de poupée. Au printemps, un amandier donne toujours cette constellation blanche qu’a adorée le peintre jusqu’à son ultime souffle. On entre. Les rayons du jour découpent le salon, jouent dans les chambres à miroirs de l’unique étage. Et, dans l’étroite salle de bains, leurs prismes doublent les couleurs du carrelage, sertissant la baignoire dans laquelle, Marthe, bipolaire, effectuait ses cures. Cela dit, Marthe trompée a-t-elle vraiment retenu son homme par sa maladie ? Le film penche pour cette hypothèse. Mais il montre aussi un ménage hédoniste au point de vivre un temps à trois. La jalousie, la misanthropie ne sont venues que progressivement. Bonnard, sous ses dehors distants, était un coureur. En 1925, sa vie a basculé quand une de ses autres compagnes et modèle s’est tranché les veines (dans une baignoire, déjà !). Il lui avait annoncé sa décision d’épouser Marthe… Le drame expliquerait le repli du couple. Il recevait encore, pourtant. Certes moins qu’en Normandie, quand Monet (André Marcon) et les autres arrivaient en barque, le pique-nique impressionniste tout préparé. Tout cela est amplement décrit. Le Bonnard de Provost n’est qu’un coloriste ivre de soleil. Certes, il a voué à Monet et à Renoir une sincère admiration, certes, il ne s’est jamais ouvert à l’abstraction. Mais il a été plus que leur dernier rejeton. Car il s’attachait à rendre par des angles et reflets sophistiqués, et par des tons toujours plus riches, la fausse familiarité des choses du quotidien. Dans la monographie parue récemment chez Hazan (280 p., 110 euros), Stéphane Guégan rappelle que « Bonnard aimait dissoudre les limites, entre l’intérieur et l’extérieur de l’espace, la réalité et la fable, la rigueur et l’accidentel, l’antique et le présent ». Cela peut-il tout à fait se traduire en images animées ? Quand bien même on sait la délicatesse de Provost, déjà auteur de l’excellent Séraphine, avec Yolande Moreau, un film par sept fois césarisé. É.B.R.
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Comédie musicale de Samantha Jayne et Arturo Perez Jr, 1h52
En 2004, la comédie pour ado Lolita malgré moi consacrait le statut d’idole pop de Lindsay Lohan. La comédienne, pas encore entrée dans la spirale des addictions, campait une bonne élève propulsée dans un nouveau lycée, qui se retrouvait à traîner avec la clique des pestes et des bimbos. Quitte à changer totalement de personnalité. Avec ce remake, on prend le même scénario au rebondissement près. Mais en chantant. Car cette version s’inspire de la comédie musicale de Broadway. La chanteuse Renée Rapp, qui campe la chef de bande redoutée, et Angourie Rice, héroïne naïve qui tombe sous le charme du beau gosse et devient obsédée par la popularité, n’ont pas un filet de voix désagréable. Mais leurs vocalises ne peuvent masquer un scénario décalqué de A à Z. Sans la moindre mise à jour ou réflexion sur la génération Z. Difficile à l’heure d’Euphoria, 13 Reasons Why ou de Sex Education de ne pas trouver cette vision du lycée américain caricaturale et datée. C.J.