C’est une jeune récompense littéraire qui fête sa troisième édition mais dont le palmarès ferait bien des envieux. Le prix littéraire Guy-Bedouelle a pour vocation de distinguer un texte qui fait le lien entre arts et sacré. Ce peut être un roman, un récit ou même un recueil de poésie. La religion peut y jouer un rôle, mais ce n’est pas une obligation. Les deux premiers lauréats ont pour nom J.M.G Le Clézio, couronné en 2021 pour Et le flot de la poésie continuera de couler (Philippe Rey), et Metin Arditi, l’an passé, L’homme qui peignait les âmes (Grasset). Si la lauréate 2023, qui vient d’être proclamée, est moins connue que ses prédécesseurs, son roman n’en est pas moins fort. C’est un grand texte que le jury a désigné : Le Premier Rêve du monde paru aux éditions Gallimard, dans la collection « Haute enfance », signé d’Anne Sibran, ethnologue et philosophe, également romancière, auteure de livres pour la jeunesse et de pièces radiophoniques.

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La composition du jury est singulière par rapport aux jurys plus traditionnels, il rassemble des personnels et des étudiants de l’Université catholique de l’Ouest, à Angers, ainsi que de personnalités du monde littéraire et artistique, placé sous la présidence d’honneur de JMG Le Clézio, premier lauréat du prix Guy-Bedouelle.

Dans Le Premier Rêve du monde Anne Sibran met en scène Paul Cézanne, qui sillonne la campagne autour d’Aix-en-Provence à la recherche d’un regard neuf pour nourrir son art, Barthélemy Racine, un ophtalmologue de génie exilé aux Amériques pour avoir soigné les blessés de la Commune, revient en France avec Kitsidano, une jeune Amérindienne aveugle qu’il a épousée. Venu consulter au cabinet parisien de Barthélemy, le peintre fait leur rencontre.

L’écrivaine, qui se partage entre la France et l’Equateur, évoque Cézanne l’intransigeant, au pied de la montagne Sainte-Victoire : la vue du peintre s’altère gravement et le contraint à partir vers Paris consulter Barthélémy Racine, le spécialiste de l’opération de la cataracte. Cette rencontre entre l’art et la science débouche sur une troisième dimension : les Indiens d’Amérique chez qui le chercheur inlassable va découvrir d’autres sagesses et savoirs; il en reviendra avec une compagne indigène aveugle qui transfigure Paris.

Ce livre-monde invite à porter un regard neuf sur toutes choses, à « mettre les yeux en patience ». Le lecteur émerveillé, porté par une écriture incandescente, glisse d’un univers à un autre dans la beauté, la bonté de l’univers, envers et contre tout.

D’ailleurs, Anne Sibran place en exergue une citation de François Cheng dans Cinq méditations sur la beauté qui donne une indication de l’esprit de son livre: « En ces temps de misères omniprésentes, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourra paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque un scandale. Mais en raison de cela même, on voit qu’à l’opposé du mal, la beauté se situe bien à l’autre bout d’une réalité à laquelle nous avons à faire face. Je suis persuadé que nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les extrémités de l’univers vivant : d’un côté, le mal ; de l’autre, la beauté». Anne Sibran met également en avant Paul Cézanne, bien sûr, qui avait écrit : « Je voudrais retrouver ces sensations que l’on a en naissant. »