Comme après un long sommeil, un texte perdu de l’Antiquité tardive a refait surface, chargé de ses secrets oubliés. Des chercheurs ont renoué avec des pages du VIe-VIIe siècle, dissimulées dans un exemplaire ancien des Étymologies, une encyclopédie rédigée par l’évêque Isidore de Séville. Il s’agissait d’un palimpseste, c’est-à-dire d’un manuscrit dont le texte original a été effacé. Cette besogne de réemploi, plutôt que de censure, a été menée à bien vers le VIIIe siècle dans les profondeurs du scriptorium italien de Bobbio, entre Gênes et Milan. Les riches archives de ce site abbatial réputé du Haut Moyen Âge avaient inspiré à Umberto Eco la bibliothèque interdite du Nom de la rose .
Les scientifiques n’ont pas retrouvé la trace du chapitre perdu d’Aristote sur la comédie, convoité par les héros du roman. Ils ont, en revanche, mis la main sur la copie d’un texte grec inédit attribué à l’astronome Claude Ptolémée. Figure majeure des sciences antiques, Ptolémée vécut dans l’Égypte romaine du IIe siècle ; il est notamment connu pour son géocentrisme, remis en cause à la Renaissance, et pour s’être intéressé au calcul de la circonférence de la Terre. Le nouveau texte de Ptolémée, joliment calligraphié et accompagné de diagrammes, portait en revanche sur toute autre chose. Il s’agissait d’un manuel pratique.
«Nous avons découvert six pages consacrées au Météoroscope, un instrument que mentionnait Ptolémée dans sa Géographie, l’un de ses traités les plus connus», raconte Victor Gysembergh, chercheur du centre Léon Robin (Paris-Sorbonne
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Aujourd’hui conservé à la Bibliothèque ambrosienne, à Milan, le palimpseste en question a pu être étudié dans le cadre du projet RESCAPALM. Ce programme de recherche consacré au déchiffrement de manuscrits anciens est porté par Sorbonne Université et le CNRS. Pour élucider les mystères de certains palimpsestes restés jusqu’alors impénétrables, les chercheurs mobilisent les dernières innovations en matière d’imagerie multispectrale. Cette technologie non invasive permet de retrouver la trace des textes disparus, en complément d’autres techniques comme la fluorescence des rayons X. Les précédentes campagnes de recherche ont déjà permis de découvrir plusieurs inédits anciens, dont des commentaires latins sur l’œuvre de Platon, ou encore un catalogue d’étoiles du IIe siècle av. J.-C., écrit par Hipparque, un des pères de l’astronomie.
Ces anciens traités scientifiques et philosophiques de haut niveau avaient probablement peu de lecteurs à l’abbaye de Bobbio. Cela a facilité, voire motivé, leur recyclage. Les moines s’en chargeaient par un ponçage long et laborieux des manuscrits. «Non seulement la nature du texte ne devait pas les intéresser, mais leur contenu leur était sans doute aussi strictement incompréhensible», s’amuse Victor Gysembergh. La lecture du grec avait, en effet, pris un sacré coup dans l’Italie du VIIIe siècle. Difficile pour un manuel technique, jargonneux et étranger de rivaliser avec les merveilles du monde décrites par Isidore de Séville. En latin, qui plus est !
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«L’abbaye de Bobbio était fameuse pour ses palimpsestes et une grande partie de ceux que nous possédons aujourd’hui peuvent être rattachés à son scriptorium, mais nous ignorons d’où provenaient ces manuscrits qu’elle recyclait», ajoute le chercheur, qui suggère que les moines pouvaient avoir récupéré des textes dont l’on n’avait plus usage dans l’Italie du Nord. Les précieuses collections de Bobbio sont dispersées depuis au moins la fin du Moyen Âge au sein d’une multitude de bibliothèques européennes.
Deux autres textes anciens se cachent dans le palimpseste d’Isidore de Séville. Déjà identifiés par le passé, ils correspondent à un traité mathématique anonyme dédié à des considérations d’optique, ainsi qu’à l’Analemme, un petit traité astronomique de Ptolémée. Les chasseurs de palimpsestes du centre Léon Robin ne comptent pas se reposer sur leurs lauriers. : leurs prochaines enquêtes manuscrites devraient les emmener cet été à la poursuite des secrets encore indéchiffrés de la Bibliothèque nationale de France.