Sollers, je le croisais autant dans ses livres que de temps à autre, et plus tard, à La Closerie des lilas, son repère de fin d’après-midi, où, accompagné de la fidèle Josyane Savigneau, il pérorait, s’indignait, s’esclaffait, sans aigreur ni ressentiment, toujours dans la bonne humeur, entre deux rires gras, chargés de tabac et d’alcool fort. Son grand plaisir : commenter l’actualité, revenir sur ses dernières lectures ; l’homme était bâti à chaux et à sable, jouant de son charme, même si l’étoile Sollers avait pâli.
Notre dernière rencontre remonte à février 2022, dans son étroit bureau, au 1er étage des éditions Gallimard. Il venait de publier Graal . Une nouvelle fois, il avait évoqué son grand amour, Dominique Rolin, qui l’appelait « Jim », rencontrée en 1958, au moment où il publie Une curieuse solitude, évoqué quelques souvenirs de jeunesse, l’approche de la mort, tout en me montrant une photo de sa future sépulture, sur l’île de Ré, son refuge familial et intime depuis toujours.
Il y avait déjà comme un voile, une ombre diffuse entre Sollers et le monde ; quelque chose s’était figé, statufié. Cette impression, je l’avais ressentie un an auparavant, au moment de la sortie de son autobiographique Agent secret, superbe chant du cygne avant l’heure. Son enfance l’avait rattrapé, l’obsédait. Et sa grande fierté était la publication en quatre volumes de sa correspondance croisée avec Dominique Rolin.
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Le bureau était encombré de divers objets et de ses livres réédités en « Folio ». Aux murs de cet antre peuplé de « fantômes extravagants », selon son mot : la reproduction d’un portrait par Giuseppe Castiglione, le jésuite qui vécut en Chine au XVIIIe siècle, des portraits de Joyce et de Voltaire, un poème chinois calligraphié sur un calicot.
À bâtons rompus, il avait parlé de Lacan, de Bataille, de Beckett, des opéras de Mozart, de Rameau, des piécettes de Webern, de Venise, découverte en 1963 et qu’il ne fréquentait plus depuis la disparition de Dominique Rolin. Une nouvelle fois, il avait cité le marquis de Sade : « Le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir », extrait de Juliette, que l’on trouvait déjà dans Portraits de femmes. Je pensais aux propos qu’il avait tenus une trentaine d’années plus tôt : « L’existence est une illusion d’optique : la littérature est là pour la renverser. » Déjà, une manière d’épitaphe.
Entre deux bouffées de cigarette, ce vice tabagique qu’il partageait avec Italo Svevo et Joseph Conrad, il nous avait déclaré, posément, en souriant : « Le monde d’aujourd’hui est ennuyeux. Je n’aimerais pas avoir 22 ans de nos jours, car toute perspective est fermée, interdite. Du coup, le passé nous apparaît comme miraculeux. Et ça ne me fait même pas enrager. Je préfère réagir par l’ironie. C’est une arme considérable mais qui n’est plus comprise. Elle est en train de disparaître, comme l’esprit français et l’esprit des Lumières. Ne trouvez-vous pas que nous sommes en plein détraquage humain, avec ce post-Empire numérique ? Comme je le dis dans Agent secret, nous voilà dans une période extrêmement tendue, qui montre par tous les côtés ce qui ressemble à un désir de totalitarisme. Encore et toujours, Rimbaud, ce remarquable camarade de combat, comme je l’ai dit dans mes entretiens avec mon amie Josyane Savigneau, Une conversation infinie. » Et il avait ajouté : « C’est que chez moi, tout est œuvre ! »
Et cette œuvre désormais va nourrir son posthumat : le 22 juin, Gallimard publiera son abondante et édifiante correspondance avec son aîné, le poète Francis Ponge, entamée en 1957. Dans une missive adressée alors qu’il a 22 ans, le jeune Sollers cite le poète des Illuminations : « Mais maintenant, c’est la nuit que je travaince. »
Et comme on dit à Venise, entre son île chérie de la Giudecca et les Zattere : « Sogni d’oro », cher Philippe Sollers.