Dans un texte paru le 14 novembre 2004 dans le New York Times, Jonathan Franzen, l’auteur des Corrections, exhortait ses pairs à s’intéresser à la grande dame des lettres nord-américaine, Alice Munro, dont l’aura était immense dans son pays, mais moins perceptible au-delà. Le titre de l’article était éloquent : « Lisez Munro ! Lisez Munro ! »
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Ce cri du cœur avait peut-être porté jusqu’ à Stockholm où les jurés du plus prestigieux des prix littéraires au monde avaient décidé cette année 2013 de couronner une femme (la treizième en un peu plus d’un siècle!). L’Académie suédoise avait le choix entre deux catégories d’écrivains : les littéraires comme Alice Munro et l’Américaine Joyce Carol Oates ; et les « politiquement engagées » comme l’Algérienne d’expression française Assia Djebar ou encore la Biélorusse Svetlana Alexievitch. En élisant Alice Munro, le meilleur auteur de nouvelles au monde, elle remettait en lumière un genre – la nouvelle, prisé dans les pays anglo-saxons et largement méprisé partout ailleurs.
Cette femme discrète et secrète était née le 10 juillet 1931 à Wingham, petite ville au bord du lac Huron, dans l’Ontario, Canada. La biographie des Nobel est sobre : elle dit que sa mère était professeur et son père agriculteur. Elle oublie ainsi l’essentiel : une famille puritaine, la maladie puis la mort de la mère, la violence du père qui refait sa vie avec une femme difficile. La jeune Alice est curieuse, intelligente. Elle choisit l’écriture parce qu’elle pressent, toute jeune, que sa vie est là et nulle part ailleurs. Plus tard, elle confirmera ce choix en une phrase : « Je n’ai aucun autre talent, je ne suis pas intellectuelle et me débrouille mal comme maîtresse de maison. »
Elle publie à 18 ans sa première nouvelle dans un magazine alors qu’elle est étudiante à l’université d’Ontario. Elle arrêtera ses études un an après pour épouser James Munro, s’installer à Vancouver et lui donner quatre filles. En 1963, le couple emménage à Victoria, en Colombie-Britannique, et ouvre une librairie baptisée la Munro’s Books. Cinq ans plus tard, Munro publie son premier recueil de nouvelles, La Danse des ombres heureuses qui contient déjà la plupart des thèmes de son oeuvre à venir : les rapports parents-enfants, les relations hommes-femmes, les secrets, les trahisons, le temps qui passe, les occasions ratées, la maladie et la mort.
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En 1972, le couple Munro cesse d’exister. Alice retourne en Ontario. Là encore, ce qu’elle vit nourrit ses histoires. Ses recueils suivants (publiés en France chez Albin Michel, Rivages et, depuis 2008 aux Éditions de l’Olivier) trouvent au Canada un écho public immense et le respect de la critique. Elle remporte ainsi trois fois le plus prestigieux prix canadien, le Governor General’s Literary Award. On dit d’elle qu’elle est la Tchekhov canadienne ou encore la Carver canadienne. Elle est surtout l’artiste dont le talent pour capter les bouleversements de la vie, petits et grands, les moments de rupture, est unique par sa maîtrise, son élégance. Dans ses histoires, des existences de femmes défilent, sans relief particulier, Elles s’appellent Juliet, Robin, Nancy, Eileen. La vie ne les a pas épargnées. Solitaires, mal mariées, séparées, elles assument leurs erreurs jusqu’au jour où les digues sautent et où la tentation de fuir les submergent. Partir est le seul choix pour sauver sa peau et tenter de tout reprendre à zéro. Quitte à refaire les mêmes erreurs.
Dans les immenses paysages canadiens, forêts enneigées, prairies gelées, à bord de voitures ou de trains, elles avancent vers leur destin. Se doutent-elles qu’il est souvent trop tard pour une autre vie, un autre amour ?Munro a beau sourire gentiment sur les photos, il ne faut pas s’y fier. Cette femme-là ne laissait rien passer. Elle fouillait, creusait, à la recherche des moindres failles, fêlures. Comme elle, toutes ses héroïnes ont en commun de vouloir comprendre le passé, de « l’ouvrir afin de voir une fois pour toutes ce qu’il a dans le ventre. » La liberté est à ce prix. Échapper aux proches et aux reproches, à la famille, à ses pesanteurs. Et c’est quand on croit que tout va aller mieux que la violence éclate avec la soudaineté d’un orage. Et tout est dit. Les raisons d’un chagrin, les causes d’un malaise, les coups du sort. On ne ressort pas indemne de cette lecture-là.
En 1976, Alice Munro épouse le géographe Gerald Fremlin avec qui elle vivra jusqu’à la mort de ce dernier au mois d’avril 2013. En 2007, la jeune réalisatrice canadienne Sarah Polley porte à l’écran la nouvelle Loin d’elle, avec la magnifique Julie Christie dans le rôle de Fiona, une femme qui perd la tête et que son mari depuis un demi-siècle se résout à placer dans une institution. Va-t-il enfin respirer, vivre ou rester auprès d’elle ? En 2009, Alice Munro reçoit le Man Booker Prize, le plus prestigieux prix anglo-saxon pour son recueil Trop de bonheur. Elle en profite pour révéler son long combat contre le cancer, maladie dont était victime l’héroïne de l’une de ses dernières nouvelles parue en février 2008 dans le New Yorker.
À 82 ans, la grande dame des lettres nord-américaines confiait que son quatorzième recueil de nouvelles, Dear Life, publié au Canada et aux États-Unis en 2012, publié en France en 2014 sous le titre Rien que la vie, pourrait être son dernier livre. Elle évoquait l’exemple de son cadet américain Philip Roth, 80 ans, candidat malheureux au Nobel, qui venait d’annoncer qu’il arrêtait d’écrire. Alice Munro était le deuxième écrivain né au Canada à remporter le prix Nobel, après l’immense Saul Bellow, en 1976.