En 1967, au lendemain de ses adieux à la chanson, Jacques Brel décide de louer un pied-à-terre à Paris. Il sait qu’il va devoir y passer plusieurs mois par an, pour répéter et jouer L’homme de la Mancha, au Théâtre des Champs-Élysées, puis pour travailler à de nouveaux projets, en particulier pour le cinéma. Charley Marouani, son imprésario et ami, lui trouve l’appartement idéal dans le 14e arrondissement: un duplex au 12e et dernier étage d’un bloc d’immeubles «Le Méridien». Brel y accède par le 32 de la rue Darreau, mais il y a une autre entrée, au 9 de la rue Émile Dubois par laquelle passe quotidiennement un autre locataire célèbre, Georges Brassens. Depuis la mort de son mari, Jeanne est devenue ingérable. La mort dans l’âme, il a décidé de quitter l’Impasse Florimont et, en attendant de trouver la maison de ses rêves dans le même quartier, il s’est installé dans un duplex au 12e étage, lui aussi, au cœur de la même aile du Méridien.

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Les retrouvailles sont fraternelles. Brel sait ce qu’il doit à Brassens. En 1953, depuis Bruxelles, il a lancé une bouteille à la mer en adressant l’un des 200 exemplaires de son premier 45 tours, à Jacques Canetti, directeur des Trois Baudets, un théâtre ouvert aux jeunes talents. C’est un autre débutant, à l’affiche dans cette salle qui l’a écouté : Georges Brassens. «Ce type a du talent, tu devrais l’engager!» a-t-il dit à Canetti. Brel s’est ainsi retrouvé à l’affiche, chaque soir, pour quatre chansons, dans une quasi-indifférence du public. Brassens lui a conseillé de ne pas se démoraliser, de persister: ça allait finir par marcher ! Adorant donner des surnoms à ses amis, il l’a alors baptisé «L’Abbé Brel», parce que le pull-over qu’il portait sur scène ressemblait à une chasuble. Le soir quand ils se retrouvaient dans un café voisin, Brassens lui lançait ainsi traditionnellement: «Que veux-tu? Une Chartreuse ou une Bénédictine?»

D’autres boissons encore plus alcoolisées trônent sur la table du salon de Brassens, ce soir de 1967 où il invite à dîner Gibraltar, son secrétaire, le romancier René Fallet, fidèle depuis les premières heures et, son voisin, Jacques Brel, avec qui il joue régulièrement à la belote dans un café voisin. Il y a aussi Raymond Peynet, le dessinateur des Amoureux, qui vit sur le même palier. Vers minuit, il n’y a plus rien à boire et Brel propose à ses copains d’aller chez lui où il a quelques bouteilles en réserve. La proposition est adoptée à l’unanimité. Deux heures plus tard, après avoir goûté à des alcools qu’il considère comme des merveilles, Brassens s’effondre, et s’endort. Brel et Gibraltar, encore conscients, décident de le ramener chez lui et de le coucher dans son lit. Le problème, c’est son poids: 90 kilos. En le tenant par les pieds et les mains, ils finissent, non sans mal, par y parvenir. À l’instant où ils arrivent enfin dans sa chambre, Brassens se réveille et lance, comme si de rien n’était , «je prendrais bien un petit dernier!».

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Quelque temps plus tard, le 6 janvier 1969 très exactement, ce sont les auditeurs de RTL qui vont boire leurs paroles. Un jeune assistant de production, François-René Cristiani, a réalisé une performance: réunir autour d’un même micro, Jacques Brel, Georges Brassens et Léo Ferré. Un débat amical de plus d’une heure sur la chanson française a ainsi été enregistré au 38 rue Saint-Placide, dans le salon des beaux-parents de Cristiani. Dans un nuage de fumée dû à la pipe de Brassens et aux cigarettes des deux autres, le trio a parlé d’amour, d’amitié, du temps qui passe, de la difficulté proche de la torture que représente l’écriture d’une chanson, et même de la mort. Ils ont également envisagé, très sérieusement, la possibilité d’une courte série de concerts en commun. L’idée ne s’est hélas jamais concrétisée. Nous sommes passés à côté d’un moment unique. À l’image de Quand on n’a que l’amour, ils en auraient donné beaucoup en partage.