Il fait presque nuit sur le quai du Louvre et le vent s’engouffre dans la rue de l’Amiral de Coligny. Devant Saint-Germain l’Auxerrois, l’équipe des éditions JC Lattès tente de maintenir au sol des feuilles de 10 mètres sur 6 mètres sur lesquelles sont imprimées les 200 pages du livre Rien de personnel, la biographie de la famille de Mahir Guven (lauréat du prix Goncourt 2018 pour Grand frère). Mardi 23 janvier, une dizaine de personnes étaient réunies pour soutenir l’initiative de l’écrivain franco-turc Paris. En chaussettes, debout sur les feuilles pour éviter que les bourrasques n’emportent son œuvre, il affiche une mine un peu dépitée : il avait pourtant obtenu de la préfecture l’autorisation de disposer cette installation éphémère, intitulée «Il suffit de lire», sur la place Colette, juste devant le Conseil Constitutionnel. Un contrordre de dernière minute a bousculé ses plans.

En dépit de ce changement d’adresse, Mahir persiste et porte jusqu’au bout ce projet original : proposer à tous les passants la lecture d’un exemple d’immigration réussie en France au moment où les Sages s’apprêtent à rendre leur verdict au sujet de la dénommée «loi immigration». Dans son dernier livre, l’auteur né d’un père kurde et d’une mère turque raconte comment sa famille est devenue française, de son arrivée en 1984 à aujourd’hui. L’ouvrage a été publié en janvier, un mois après les débats houleux qui ont divisé l’Assemblée sur la loi concernant les nouvelles conditions d’immigration en France.

«C’est un hasard de calendrier, s’amuse Mahir Guven. Mais j’y vois un clin d’œil. J’ai écrit ce texte pour casser les préjugés sur les immigrés, montrer l’histoire d’une famille ordinaire avec ses larmes, ses joies, ses échecs, ses victoires…» Mais aujourd’hui ce texte a une nouvelle vocation: «Poser une question simple : est-il sage de statuer sur le sort de milliers de femmes et d’hommes sans connaître leur histoire, leur vie? Car il me semble qu’on connaît très mal la vie des immigrés», estime Mahir.

«C’est l’histoire de ma famille, mais ça pourrait être celle de milliers de familles: on met souvent en avant les immigrés qui sont en difficulté ou qui posent des problèmes, mais je ne crois pas que ce soit la majorité», affirme-t-il avant de poursuivre : «Il y a deux mains en France, une main qui gifle, une main qui cajole. La main qui cajole est beaucoup plus présente. Mais pour apaiser un coup il faut cent caresses. Les coups marquent. Et oui, cette loi est un coup, moi je l’ai mal pris.»

L’écrivain fait pourtant partie de ces «modèles d’intégration» : « Je n’ai pas de casier judiciaire, je n’insulte personne, j’amène ma fille à la crèche, je paie mes impôts, j’écris des livres… Mais je n’ai pas besoin de répéter que j’aime la France ! Je ne suis pas un dangereux radical, j’ai un engagement humaniste», insiste-t-il.

Et l’écrivain de donner des chiffres : «Les immigrés sur trois générations c’est 15 millions de personnes. Le taux de chômage des immigrés est de 11% donc 89% travaillent et paient leurs impôts. On en parle en adoptant un prisme particulier, et pourtant il faut aussi entendre cette réalité-là !». «Mon père disait “Je suis né français mais dans le mauvais pays”», se rappelle-t-il. «Ma mère est réfugiée, elle ne voulait pas venir ici, elle a été contrainte par le destin et elle a appris à aimer la France parce qu’elle a été accueillie. Aujourd’hui c’est un pays qu’elle défend, tout le temps, constamment. Elle est fière qu’on soit là, elle aime ce pays.»

Avec cette forme de protestation littéraire et singulière, Mahir souhaite faire passer un message: «On peut accepter des gens en France: tous les gens de bon cœur se mettent au boulot, et on va montrer comment on réussit une intégration. J’en suis la preuve. Et j’aimerais que ça ne soit plus une honte d’être d’origine immigrée.»

Mahir Guven voudrait pousser «les Sages, nos députés qui ont eu un geste malheureux, nos sénateurs, les lecteurs et le grand public» à la réflexion, «car on est un pays de livres, et en lisant on connaît mieux les gens.» «Lire est un acte de méditation, lire permet de réfléchir, d’être touché», souligne celui qui a reçu les compliments et encouragements d’Annie Ernaux et Lidye Salvaire à la suite de la publication de Rien de personnel.

En tant qu’écrivain, il juge que «l’art doit toujours titiller. La fonction d’un scientifique, c’est d’observer, d’analyser et de donner des conclusions. La fonction d’un politique, c’est d’observer, d’analyser et d’apporter des réponses. La fonction d’un écrivain, c’est d’observer, d’analyser et de poser des questions.»

Mahir Guven finit par interpeller directement les membres du Conseil Constitutionnel : «Lisez Rien de Personnel, venez au Musée de l’immigration, car vous connaissez mal la vie des immigrés. Venez lire les conséquences que peut avoir une immigration réussie.»

L’installation «Il suffit de lire» est affichée au palais de la Porte Dorée – Musée de l’immigration jusqu’au dimanche 28 janvier.