C’est un nouveau coin enfoncé dans le Caire historique : le centre d’art Darb 1718, véritable institution pour les amoureux de la culture dans la capitale égyptienne, niché au cœur du quartier des potiers, vient d’être détruit pour élargir une voie rapide.
Avant lui, il y a eu des pans entiers de cimetières et d’autres lieux de patrimoine de la ville, qui fut longtemps le phare culturel du monde arabe. Mais aujourd’hui, le pouvoir veut faire place neuve dans la deuxième capitale d’Afrique avec plus de 20 millions d’habitants, dégager des autoroutes, monter des ponts et autres contournements pour relier villes nouvelles et quartiers d’affaires qui servent de façade à une économie en lambeaux.
Le 6 janvier, c’est avec une «profonde tristesse» et une «énorme colère» que Darb 1718 a vu ses locaux – ouverts aux artistes et à leurs aficionados depuis 15 ans – détruits «sans préavis ni dédommagement», raconte le centre dans un texte publié sur Facebook. Pour les responsables de Darb 1718 – des chiffres choisis en hommage aux émeutes du pain des 17 et 18 janvier 1977 -, leur cas n’est qu’un «rappel criant des menaces permanentes qui pèsent sur le patrimoine et l’histoire du Caire et des déplacements sans aucune considération de ses habitants».
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Les habitants, spécialistes et militants ne cessent de le rappeler, depuis 2020 des milliers de tombes de la Cité des morts, la plus ancienne nécropole du monde musulman inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, ont été détruites au Caire. Pour les experts, le bulldozer est l’un des outils de la politique du président Abdel Fattah al-Sissi, arrivé au pouvoir en 2013 en renversant l’islamiste Mohamed Morsi et qui promet depuis aux 106 millions d’Égyptiens «développement», «modernité» et «avenir meilleur», à grands coups de chantiers et de coulées de béton.
Ces «bulldozers», ce sont eux qui ont surpris Moataz Nasreddine «juste après les vacances du Nouvel an». L’artiste plasticien, fondateur de Darb 1718, a raconté sur l’un des talk-shows les plus suivis du pays, comment il a dû regarder les pelleteuses attaquer son bâtiment d’exposition ainsi que deux ateliers de formation à la poterie et à l’artisanat.
«Tout ce qui était à l’intérieur a été détruit» et même «des œuvres appartenant à 150 artistes étrangers qui valent des millions et je ne sais pas quoi leur dire maintenant», car personne n’avait été prévenu qu’il fallait vider les lieux, racontait-il à Lamiss Hadidi. La présentatrice du programme Kalma Akheera («un dernier mot» en arabe), est, comme toutes les figures médiatiques du pays, habituellement grande défenseuse du pouvoir. Mais même elle était excédée ce soir-là.
«Comment peut-on présenter un candidat à l’Unesco alors que nous détestons notre patrimoine!», a-t-elle lancé, alors que l’Égypte a proposé son ancien ministre du Tourisme et des Antiquités Khaled el-Enani au poste de directeur général de l’Unesco. «On déteste notre histoire et notre Vieux Caire, on veut une ville qui ne soit que routes, asphalte, ponts», a-t-elle encore dit.
Sur les réseaux sociaux, la colère est la même. Un internaute écrit: «le pire, c’est que ce sont les mêmes responsables qui se baladent dans les rues de Paris, Vienne ou Rome et prennent des photos en s’extasiant et qui, une fois rentrés au pays, ordonnent de démolir les symboles même du pays».
L’architecte Ayman Badr, un habitué de Darb 1718, dit, lui, avoir ressenti «un mélange de frustration et de colère et une extrême tristesse». Là, raconte-t-il à l’AFP, «j’ai fait la connaissance de nombreux artistes, j’ai assisté à des ateliers et des spectacles». Et, dit-il, «Darb n’a pas touché que moi, mais aussi les habitants du quartier, en particulier les enfants». Donc sa destruction a été «un choc énorme».
Un choc plus énorme encore pour son fondateur Moataz Nasreddine qui dès juillet, sentant venir le vent, lançait une pétition et récoltait 16.000 soutiens. Il avait même obtenu, assure-t-il, une promesse du maire de quartier d’entamer «des négociations après la présidentielle». Mais en décembre les Égyptiens ont voté et reconduit, sans surprise, M. Sissi jusqu’en 2030. Alors les bulldozers sont arrivés…