Envoyée spéciale à Lyon
En 1924, sept ans après la révolution, dans un appartement communautaire. Une table en formica bleue, des natures mortes, des icônes russes, des bouquets de fleurs artificielles, un lit derrière un rideau et un piano qui ne servira qu’une fois. Ruinée, Nadejda Petrovna Goulatchkine (Sylvie Orcier) veut marier sa fille Varvara (Nadine Moret) à Valerian Stepanovitch, un jeune bourgeois (Arthur Orcier) dont le père (François Caron) était autrefois un riche propriétaire. Mais ce dernier tient à « assurer ses arrières » et exige pour dot un… communiste. La mère demande alors à son fils Pavel (Ahmed Hammadi-Chassin) d’entrer au Parti. Le rejeton se met en quête de parents prolétaires pour prouver qu’il y est depuis longtemps et d’un mandat. Ses plans vont être bouleversés.
Dérangé pendant qu’il cuisinait des vermicelles au lait, le voisin et locataire des Goultachkine (Virgil Leclaire, moustache et lunettes sévères) menace de prévenir la milice pour « violation de la paix sociale ». Un vent de panique balaie la salle à manger familiale. D’autant plus qu’une amie de Nadejda (Aline Le Berre) lui apporte une malle en osier censée contenir la robe de l’impératrice Alexandra. « Tout ce qui reste de la Russie en Russie », résume-t-elle.
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Présentée au Théâtre des Célestins, à Lyon, Le Mandat est la première pièce écrite par Nicolaï Erdman (1900-1970). Il n’a alors que 23 ans et fait preuve d’une étonnante clairvoyance sur la politique stalinienne. Interdite par les autorités soviétiques en 1930, la pièce n’a été publiée qu’en 1987 et en russe. Et, en 1933, l’auteur moscovite sera exilé en Sibérie. Grand admirateur de Tchekhov, de Gogol et amateur de vaudeville, Nicolaï Erdman signe une farce formidablement burlesque et absurde. Brillant, il déroule un tapis dans lequel les personnages se prennent les pieds. « Qu’est-ce que c’est que cette vie ? », se lamente la mère dévote, mais nostalgique de la Russie tsariste et disposée à faire des concessions pour retrouver son rang et, surtout, être en sécurité. « Comment vivre ici pour les honnêtes gens ? », interroge-t-elle. « Louvoyez ! », rétorque Pavel, qui se prend de plus en plus pour un communiste.
Terrorisé, chacun louvoie donc et en prend pour son grade. L’objectif est d’améliorer sa condition et d’être bien vu du régime. Nastia, la bonne à tout faire (Lauren Pineau-Orcier), se retrouve altesse. Fort d’un papier administratif, Pavel se métamorphose en dictateur, et les fiancés deviennent les jouets de péripéties rocambolesques qui leur échappent. Rebelles ou soumis, les protagonistes sont drôles et tristes, détestables et pathétiques. Toujours dépendants du système. « Ils ne viennent même pas nous arrêter », regrettent-ils à la fin. L’auteur fustige les travers de petites gens dont la médiocrité le dispute à la lâcheté. Ils mentent éhontément, complotent sans scrupule et dénoncent sans état d’âme. Pourtant, si Nicolaï Erdman n’est pas tendre avec eux, il ne leur jette pas la pierre. En empathie, il les sauve à sa façon. Sur le plateau, ça cavale, court, danse et dégringole, entre et sort. La mise en scène échevelée de Patrick Pineau retombe parfois comme un soufflé, mais on suit les protagonistes jusqu’au bout. Les treize comédiens sont tous impeccables.
La pièce a été créée triomphalement en 1925 à Moscou par Vsevolod Meyer hold. Retirée de l’affiche, elle sera remontée après la mort de Staline. On raconte que le public riait plus de trois cents fois pendant les représentations, parfois sans s’interrompre. Il y aurait même eu deux morts de rire. Ce n’est pas le cas avec la version de Patrick Pineau. Le comédien et metteur en scène, qui avait déjà monté Le Suicidé, la deuxième et dernière pièce de Nicolaï Erdman, connaît pourtant son humour grinçant. Certes, il s’approprie ce texte dans la traduction d’André Markowicz avec un enthousiasme de bon aloi et une énergie impressionnante, et utilise tous les ressorts comiques. Mais il pèche par quelques longueurs tout au long de ces deux heures et quart. On passe toutefois un très bon moment.
Le Mandat, au Théâtre des Célestins, à Lyon (69), jusqu’au 16 mars. Tél. : 04 72 77 40 00. Puis en tournée, du 26 au 29 mars au Théâtre-Sénart, Scène nationale, à Lieusaint (77), les 2 et 3 avril à L’Azimut, à Antony-Châtenay-Malabry (92), etc.