Propulser Corto Maltese dans les affres du XXIe siècle, le pari était osé. Bastien Vivès et Martin Quenehen s’y sont attelés avec ardeur et talent. Leur premier album, Océan noir (2021) menait le gentilhomme de fortune du Japon aux hautes montagnes d’Amérique du Sud. Le 18 octobre paraît La Reine de Babylone. Un deuxième volet plus âpre, ténébreux et plus audacieux dans la réinterprétation du mythe. Venise, Sarajevo, Turquie, Irak… sur fond d’après-guerre des Balkans, de ses tractations hasardeuses liées au trafic d’armes, d’une recherche de trésor dans les contrées légendaires de Babylone, Corto se fraye un chemin parsemé de sombres embûches.
Il y perdra Sémira, jeune Bosniaque rescapée transformée en féroce guerrière dont il est amoureux, y accomplira littéralement une descente aux enfers. Avec le tandem Bastien Vivès et Martin Quenehen, Corto aime, souffre dans son être et sa chair pour renaître amputé d’une partie de ses rêves. De passage au Figaro, les auteurs évoquent la genèse de leur nouveau Corto Maltese.
LE FIGARO. – Avant Océan noir, quelle a été votre rencontre avec Corto Maltese?
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Martin QUENEHEN. – Pour moi, Corto est une déflagration! Je me suis littéralement construit autour de cette figure. Comme Bastien, c’est l’art de Pratt qui m’a séduit. L’onirisme, les scénarios incroyables et romanesques, les rêves partagés: un monde nouveau et différent s’ouvrait à chaque aventure. Et quand j’ai découvert le travail de Bastien, j’ai vu en lui le nouveau Pratt. Et pas uniquement au niveau du graphisme.
En quoi se rapprochent-ils?
M.Q. – Leur point commun, c’est l’art de la surprise. Dans chaque album de Bastien je suis étonné par la page qui suit ou une réplique. Comme Pratt, Bastien fait une bande dessinée qui ne ressemble à aucune autre. C’est un artiste, un dessinateur qui ose porter un regard singulier et sensible sur le monde.
Bastien Vivès, commentavez-vous abordé graphiquement Corto Maltese?
Corto a eu mille visages sous le trait de Pratt, de Burt Lancaster à David Bowie. Je me suis davantage inspiré de la tête de Pratt, avec un petit nez de beau gosse, tout en gardant les yeux très proches des sourcils, comme son créateur les dessinait. J’ai simplement gardé la boucle d’oreille et les rouflaquettes, les éléments qui le caractérisent. En fait, je l’ai croqué comme je le fantasme. C’est l’avantage de la carte blanche et d’un personnage comme Corto. Il est moins codé que d’autres, comme Astérix, par exemple. Pratt a créé Corto afin de le dessiner, entre guillemets, toute sa vie, avec un trait évolutif. Si j’ai pu faire de la bande dessinée, c’est grâce à des auteurs comme lui ou Munoz ou Alex Toth. À mes débuts, certaines personnes estimaient que mon dessin ne tenait pas la route, qu’il était inabouti, proche du story-board. Mais heureusement qu’il y a des auteurs comme Pratt pour faire accepter ce genre de dessin. Il a trouvé une vraie écriture.
Martin Quenehen, commenta réagi le profond admirateur que vous êtes du personnage?
M. Q. – Corto, il ne suffit pas de le singer. Ce héros, ce n’est pas seulement une casquette, une boucle d’oreille ou une vareuse mais un esprit, que je reconnais sous le pinceau de Bastien.
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B. V. – Quand j’ai réalisé les premiers croquis de Corto, la ressemblance avec le personnage d’origine n’était pas flagrante. Mais dès qu’il a évolué dans la bande dessinée, on était face à lui. Par son attitude, sa démarche, sa façon d’arpenter le monde. Pour moi, Corto est davantage une silhouette qu’un personnage.
Dans La Reine de Babylone, Corto apparaît particulièrement malmené et subit un acte très violent qui l’éloigne définitivement de celui de son créateur. Une façon de rompre avec le mythe?
B. V. – Si l’on considère Corto comme sacré, alors l’album est truffé de blasphèmes (rires)! Il est vrai que nous nous sommes octroyé beaucoup plus de libertés que dans le premier volet. L’acte barbare dont est victime Corto est la seule idée de scénario que j’ai eue. Je voulais déjà le faire dans le premier volet, mais je me suis réfréné pour ne pas trop choquer les lecteurs. Il fallait qu’on en arrive là. Nous avons mené le personnage vers des zones plus sombres. Plus que jamais il est devenu notre Corto. Et surtout il est amoureux.
M. Q. – C’est le risque qu’on a pris et c’est à ce prix-là que l’on peut espérer être digne d’un héros aussi libre. Corto relève de la littérature dessinée et sort des codes habituels. Pratt fait partie de ceux qui ont éclaté les carcans de la bande dessinée, pour la mettre entre les mains de nouveaux lecteurs et de nouvelles lectrices. Corto, c’est l’esprit d’aventure à la fois confronté à l’enchantement et à la cruauté. Avec La Reine de Babylone, nous désirions explorer un versant plus obscur. Océan noir nous a permis d’élaborer notre enfance de Corto, mais après l’enfance… on va fatalement vers la mort. Or Corto est un mythe, il ne peut pas mourir! Alors il opère une descente aux enfers, dans tous les sens du terme, comme dans les plus grands mythes depuis ceux des Mésopotamiens en passant par Orphée et Eurydice.
Comme Orphée, Corto voit s’éloigner celle qu’il aime. Il poursuit l’aventure pour ne pas totalement sombrer. Comme une malédiction…
M. Q. – Il est frappé, en effet, par une forme de malédiction. Celle de continuer à errer dans l’impossibilité de trouver le grand amour… Sémira renferme elle aussi une dimension mythique. Je l’associe à Lilith et à Ishtar, la déesse mésopotamienne de l’amour et de la guerre, tout aussi insaisissables et indéchiffrables l’une que l’autre. Contrairement à Gina, qui est une personne réelle. C’est entre autres ce que j’aimais chez Pratt, ses personnages issus de l’imaginaire mais aussi de notre propre histoire. Gina Haspel est authentiquement une agente de la CIA qui a pratiqué la torture.
Bastien Vivès, en termes de mésaventure, vous en vivez une bien réelle, avec une enquête ouverte pour «diffusion d’images pédopornographiques» à votre encontre…
B. V. – Mon métier, c’est de dessiner des bandes dessinées. Il s’agit de fiction, de dérision, d’absurde parfois, et je n’ai jamais été condamné ni même poursuivi pour quoi que ce soit. On parle du livre Petit Paul, le parquet de Nanterre a, en 2018, déjà classé sans suite une plainte qui avait été déposée! Nous sommes dans un État de droit, où la justice fait son travail. C’est elle qui définit le curseur de la liberté d’expression, tellement menacée et dont notre monde a tant besoin. J’ai reçu plusieurs menaces de mort, pas fictives, bien réelles, elles. J’ai porté plainte et leurs auteurs seront jugés début 2024. Tout cela m’attriste profondément et c’est pour cette raison que j’ai décidé de ne plus m’exprimer en public pour le moment.