«Choqués», «groggy», et incrédules. Des artistes sénégalais réputés ont manifesté mardi leur désarroi après la décision sans précédent du report de l’élection présidentielle prévue le 25 février, se disant «très inquiets» pour la démocratie sénégalaise. «Le Sénégal ne méritait pas ça», s’exclame Didier Awadi, pionnier du rap sénégalais, contacté par téléphone à Dakar par l’AFP. Le musicien de 54 ans, fondateur du groupe Positive Black Soul (PBS), se dit «choqué, déçu, outré, groggy» par le coup de tonnerre du report de l’élection présidentielle, qui a provoqué l’une des plus graves crises institutionnelles du pays.
«Personne n’a compris les explications et les arguments de Macky Sall», le président sénégalais, répète le musicien. «J’avais été l’un des premiers à l’applaudir lorsqu’il a renoncé à son troisième mandat» en juillet dernier, rappelle le musicien, souvent présenté comme une des figures majeures du rap francophone africain. «Mais là, ça ressemble à une manœuvre pour se maintenir au pouvoir».
Comme tous les Sénégalais, Didier Awadi, panafricaniste, engagé contre l’injustice, la corruption ou les crises économiques qui minent les sociétés africaines, était jusque-là très fier de l’exception démocratique de son pays, en dépit des tensions récurrentes. «On attendait des explications au Parlement, et qu’est-ce qu’on voit ? Des gendarmes dans l’hémicycle, c’est scandaleux!», s’insurge Awadi.
L’Assemblée sénégalaise a adopté lundi soir, dans une atmosphère électrique, le projet de loi reportant la présidentielle au 15 décembre 2024, après que des députés de l’opposition qui faisaient obstruction au vote ont été évacués manu militari.
«Choqué» lui aussi, Ndongo D, l’un des deux membres du groupe de rap Daara J, ne décolère pas. «Le Sénégal était une exception démocratique, on nous a confisqué le débat, on est en train de piétiner la Constitution», s’insurge-t-il par téléphone depuis Dakar. «Il y a un manque de respect de la parole donnée. C’est comme si on nous poignardait, je n’ai même pas les mots tellement ça fait mal», poursuit-il.
Son groupe, Daara J, a une histoire engagée, avec des titres comme Ca rend fou qui fustige le pouvoir et l’argent, en 2020, et Ndongo D. ne craint pas de s’exprimer. Mais, constate-t-il, beaucoup d’artistes restent silencieux. «Le gouvernement a bâillonné la culture hip-hop à coups de subventions et beaucoup sont dans le politiquement correct, il n’y a plus grand monde qui prend position», estime-t-il.
Sans compter la peur, ajoute-t-il, soulignant que des rappeurs et sympathisants du Pastef, le parti antisystème dissous, sont en prison. À l’instar de Nitdoff, rappeur et activiste incarcéré à plusieurs reprises depuis janvier 2023 pour diffusion de fausse nouvelle et menace de mort.
Mais les tensions ont commencé bien avant, le Sénégal ayant été en proie depuis 2021 à différents épisodes d’émeutes, de pillages et de manifestations, provoqués par le bras de fer entre l’opposant Ousmane Sonko et le pouvoir. Ils ont causé la mort de dizaines de personnes et donné lieu à des centaines d’arrestations. «Je n’ai plus confiance dans les institutions du Sénégal, je suis très inquiet», dit Ndongo J, qui estime toutefois que le peuple sénégalais «saura faire face et ne va pas lâcher l’affaire».
Youssou N’Dour, le célèbre musicien qui fut pourtant ministre-conseiller du président Macky Sall pendant 10 ans, avant de quitter en septembre dernier la coalition au pouvoir, a posté lundi sur X (ex-Twitter) sa désapprobation. «Sans équivoque, je ne suis pas d’accord avec le report de l’élection présidentielle», «la situation du pays m’inquiète», a-t-il écrit.
Quant au photographe Mabeye Deme, il s’inquiète pour la «jeunesse sénégalaise, sans réelle perspective d’avenir, premier perdant de cette crise politique dont on ne voit pas la fin». «Le projet démocratique n’est jamais acquis. Au Sénégal, il vacille depuis plusieurs mois et maintenant menace de tomber», a-t-il dit dans une déclaration à l’AFP.