L’interpellation récente d’Isabelle Huppert par un spectateur dans un théâtre parisien interroge sur l’attitude du public pendant une pièce et sur ses réactions, complexes, vis-à-vis de mises en scène déroutantes voire transgressives.
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L’actrice star interprétait ces dernières semaines Bérénice , personne phare du répertoire de Racine, au théâtre Sarah Bernhardt. Lors de l’une des représentations, un homme l’a apostrophée pour lui lancer : «On comprend pas ce que tu dis Isabelle». L’actrice a néanmoins poursuivi. Entre les fans d’Isabelle Huppert et le public de Racine, le ton est monté jusqu’à la sortie du théâtre.
Romeo Castellucci est connu pour ses propositions clivantes, souvent éloignées du texte original. Cette fois, il a décidé de ne reprendre que les monologues de Bérénice, avec des tirades où la voix est parfois modifiée par ordinateur ou bien marquée par des bégaiements volontaires, a constaté l’AFP.
«Depuis la fin du XIXe, la norme est plutôt au respect de l’œuvre et des artistes. Le silence est donc de mise et les manifestations du public repoussées en fin de spectacle», rappelle Alice Folco, maître de conférences en arts du spectacle à l’université de Grenoble. Pour autant, relativise Florence Naugrette, professeur d’histoire et théorie du théâtre à La Sorbonne, «le théâtre, précisément, est un endroit où les acteurs s’exposent. C’est ce qui les rend si vulnérables, même quand ils sont très reconnus».
«Le spectacle vivant, par définition, comprend ce risque: on a peur pour un danseur qu’il tombe et pour un acteur, qu’il ait un trou de mémoire ou soit interpellé. Un spectacle où il n’y a plus ce risque, ce n’est plus du théâtre, c’est du cinéma», ajoute-t-elle. Isabelle Huppert n’a «pas du tout été dérangée», assure à l’AFP le directeur du Théâtre Sarah Bernhardt, Emmanuel Demarcy-Motta, évoquant un «dérapage» émanant d’une «personne isolée».
Selon lui, un tel incident ne s’est produit qu’une seule fois sur une vingtaine de représentations. Mais il est «important d’empêcher toute forme d’auto-censure, tant pour l’artiste, qui aurait peur d’être interpellé, que pour le public qui voudrait qu’on lui rende Racine et qu’on censure les formes artistiques ne correspondant pas à ce qu’il avait prévu de voir».
Une position assumée par Romeo Castellucci. En 2019, il affirmait à l’AFP qu’«on ne va pas au théâtre, à l’opéra, pour se voir confirmer ce que l’on sait déjà», refusant toutefois le terme de «provocation». Ces réactions peuvent «rejoindre l’indignation qui saisit une partie du public quand on touche aux classiques depuis les années 1960», que ce soit «dans la critique (littéraire, ndlr) et dans les mises en scène», avance Olivier Goetz, maître de conférences en études théâtrales à l’Université de Lorraine.
Ces manifestations du public ne sont cependant pas nouvelles, souligne Jean-Claude Yon, historien du théâtre et directeur d’études à l’École pratique des hautes études. «Dès le XVIIe siècle en France, le théâtre est une arène où les artistes s’attendent à avoir des réactions de la salle». Ce n’est qu’«à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle que le public s’assagit, au moment où le théâtre devient une activité réservée à une certaine élite», dit-il, expliquant que cela coïncide avec «le moment où on se met à faire le noir dans la salle».
Les incidents ne préjugent pas du succès d’une œuvre : Bérénice a été vite «archi-complet» et part en tournée internationale avant d’être repris à Paris «la saison prochaine, car il y a une demande très forte», a annoncé M. Demarcy-Motta.