«J’ai une mauvaise et une bonne nouvelle : la mauvaise c’est que je n’ai rien sorti de neuf. La bonne, c’est que vous n’avez rien envie d’entendre de nouveau.» En une boutade lancée au début de son concert londonien le 8 juillet dernier, Billy Joel a résumé ce qui traverse l’esprit des observateurs et des fans: le chanteur américain n’a rien sorti de neuf depuis le 10 août 1993. Il s’agissait de River of Dreams, un album pop classique et efficace comme le «songwriter» en a écrit tant.
Immense star planétaire avec un physique de «pizzaïolo», Billy Joel a 44 ans en 1993. Il a marqué les deux dernières décennies avec des tubes comme Just the way you are (un classique des mariages), Honesty (un classique sur Nostalgie) ou Uptown Girl (un classique des soirées alcoolisées). Des millions d’albums vendus, des tournées triomphales et quelques mots acerbes de critiques rock qui fustigent cet «Elton John américain». 22 ans après son premier album (le moyen Cold Spring Harbor), «BillyJo» entre en studio et enregistre dix chansons. Sait-il qu’elles seront les dernières? Il y a la rock No Man’s Land, le cri de The great wall of China, la métallo-pop Shades of grey, la dépressive All about soul, la très douce Lullabye, la chimérique The River of dreams (qui aurait pu avoir sa place dans la BO du Roi lion, sorti un an après) et la crépusculaire Famous last words.
Ce dernier album est finalement un «best-of» des influences musicales de Joel, des variations de sa voix et de son talent de conteur. C’est une pépite dans la discographie de l’Américain. Mais le succès sera limité. «Le dernier album que j’ai fait, River of Dreams, était aussi bon et peut-être meilleur que beaucoup d’autres albums que j’avais réalisés, mais il n’a pas été diffusé à la radio», expliquait-il dans un entretien d’une densité impressionnante au site Vulture en 2013. Avant de poursuivre: «Le truc, c’est que j’ai beaucoup travaillé sur River of Dreams et c’était comme si le métier m’avait laissé derrière lui parce qu’il y a des chansons importantes sur cet album qui n’ont jamais marché. Alors j’ai dit : « Quel est l’intérêt de m’investir dans l’écriture et l’enregistrement si cela n’a pas la signification qu’il est censé avoir dans le monde »»
Alors le chanteur américain s’est retiré. L’art de quitter la scène au sommet avec une pièce magistrale. Et ainsi de ne pas écorner le mythe. Le public commence à se détourner de lui, il le prend de court et se retire sur son Aventin musical. Son homologue anglais Elton John s’est perdu dans trop d’albums moyens au point d’oublier, un temps, son talent de compositeur. Pis, il a fallu attendre 1997 et Flaming Pie, puis 2005 et Chaos and Creation in the Backyard pour que Paul McCartney fasse oublier la difficile décennie 1980 et 1990.
Billy Joel sait qu’un artiste a une jauge de créativité qui diminue au fil des ans et qu’elle ne se recharge qu’à de rares occasions. «Certains compositeurs n’ont qu’une certaine productivité en eux, détaille-t-il dans Vulture. Arrivé à mon 12e album, je ne pensais pas que la qualité continuerait à augmenter.» Une telle lucidité est suffisamment rare pour être soulignée. Il n’y a donc aucune trace de l’album de trop; celui fait pour l’argent, pour se relancer ou pour rester dans le coup. Chez Billy Joel, point de chansons honteuses qu’on cache ou qu’on a honte d’écouter.
L’Américain n’est pour autant pas à la retraite depuis trente ans. Il a multiplié les conférences pour expliquer sa musique. Il s’est lancé dans la production d’œuvres classiques. Et surtout, il se produit sur les plus grandes scènes du monde. Depuis dix ans, il donne un concert tous les mois au Madison Square Garden, à New York. Il parcourt l’Amérique, et parfois l’Europe, pour interpréter, d’une voix toujours aussi parfaite, ses plus grands succès et travailler son héritage. Ses concerts deviennent un espace de transmission où les fans d’hier chantent Vienna, Movin’out ou You may be right avec les nouvelles générations dans une même ferveur.
Et quand on lui demande s’il est capable d’écrire des nouvelles chansons, il répond : «Arrête ! Tu ne peux pas écrire une chanson comme un exercice. Tu le fais pour de vrai.» Trois décennies plus tard, les derniers mots de l’ultime piste de l’album résonnent : «Et ce sont les derniers mots que j’ai à dire. C’est toujours difficile de dire au revoir. Mais maintenant il est temps de ranger ce livre. Et c’est l’histoire de ma vie.» Fait-on meilleure épitaphe musicale?