Les factures d’électricité des Français gonflées, la faute au maître du Kremlin ? Jeudi prochain, le 1er février, les Français vont subir une nouvelle hausse des tarifs : les factures augmenteront de 8,6% à 9,8%, selon les contrats signés, a annoncé Bruno Le Maire le week-end dernier sur le plateau du 20h de TF1, entérinant la fin progressive du «bouclier tarifaire». Au total, en l’espace de deux ans, le tarif réglementé de l’électricité aura donc flambé de 43 à 44%. Mais le ministre de l’Économie et des Finances – désormais affublé également des prérogatives liées à l’énergie – refuse d’assumer seul la responsabilité de cette hausse.

«Permettez-moi de rappeler au passage que, si les prix de l’électricité ont flambé, c’est parce que Vladimir Poutine, l’ami de Madame Le Pen, a attaqué l’Ukraine et a fait flamber les prix de l’électricité et du gaz», a tenu à souligner le puissant locataire de Bercy sur TF1. «Ils en sont directement responsables», a-t-il ajouté, visant le président russe et la cheffe de file des députés du Rassemblement national (RN). Mais la guerre en Ukraine est-elle vraiment la seule cause de l’envolée des factures que subissent les Français depuis deux ans ?

Contacté, le cabinet du numéro deux du gouvernement précise la pensée de celui-ci : la guerre en Ukraine est «la raison principale du choc énergétique qu’a connu l’Europe», indique-t-on. Principale, car elle n’est pas la cause exclusive. «L’affirmation de Bruno Le Maire est vraie en grande partie, la crise énergétique a très majoritairement été causée par la guerre en Ukraine», commente Nicolas Goldberg, expert énergie au sein du cabinet Colombus Consulting. La Russie étant à l’époque l’un des plus gros producteurs et exportateurs de gaz naturel du monde. «Mais le ministre oublie un élément structurant quand il n’évoque pas l’état du parc nucléaire français», ajoute Nicolas Goldberg, au diapason de tous les spécialistes des questions énergétiques.

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Car en 2022, EDF a vécu une véritable annus horribilis, après la découverte à l’automne 2021 d’un problème de «corrosion sous contrainte» sur plusieurs de ses réacteurs nucléaires, entraînant la fermeture temporaire de nombre d’entre eux. Au pire de la crise, à l’été 2022, 32 des 56 réacteurs nucléaires français étaient à l’arrêt pour être réparés. «Cela a induit un risque sur la sécurité d’approvisionnement en électricité en France, et a donc énormément joué dans la hausse des marchés français», complète Nicolas Goldberg. Face à l’indisponibilité du nucléaire, la France a par conséquent été contrainte, en pleine guerre en Ukraine, d’augmenter sa production d’électricité à partir de gaz, tirant encore à la hausse les prix énergétiques. EDF s’est finalement relevé de cette grave crise en 2023, puisque la production d’électricité nucléaire de l’énergéticien en France a atteint 320 térawattheures (TWh), soit une hausse de 14,8% par rapport à 2022. Mais le mal était déjà fait.

Par ailleurs, avant même l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les prix de l’énergie en Europe étaient déjà sur une pente ascendante. Et là où Bruno Le Maire n’a pas tort, c’était que Vladimir Poutine était probablement déjà à la manœuvre. «Il y a eu une hausse du prix du gaz fossile à l’été 2021, qui a touché toute l’Europe, lorsque Gazprom a décidé de baisser ses exportations de gaz à destination de l’UE», rappelle Thomas Pellerin-Carlin, chercheur en politique européenne de l’énergie et du climat. «Poutine a utilisé l’arme gazière avant même la guerre», corrobore Thierry Bros, professeur à Sciences Po Paris et spécialiste des questions énergétiques. «C’était peut-être déjà en prévision de la volonté de Poutine d’envahir l’Ukraine, pour fragiliser les économies et la situation politique européennes en faisant augmenter les prix du gaz et du coup de l’électricité», soupçonne Thomas Pellerin-Carlin.

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Car, en vertu du fonctionnement du marché européen de l’électricité – qui a récemment fait l’objet d’un accord européen en vue d’une réforme -, le prix de gros de l’électricité sur le Vieux Continent est directement lié au coût de production de la dernière centrale de production appelée pour répondre à la demande. En période de fortes tensions sur le réseau, il s’agit le plus souvent d’une centrale à gaz. Si le fonctionnement de ce marché a été fortement critiqué au moment de la crise énergétique, «il a permis l’approvisionnement électrique de manière continue et de faire en sorte que les échanges puissent continuer à s’opérer quoi qu’il arrive», souligne Phuc-Vinh Nguyen, chercheur en politiques française et européenne de l’énergie à l’Institut Jacques Delors.

Le rôle de la reprise économique chinoise post-pandémie dans la hausse des prix de l’énergie est lui discuté par les experts. Jacques Percebois, professeur émérite à l’université de Montpellier, considère ainsi que «l’augmentation des prix de l’électricité en 2022 tient surtout au début à la pression de la demande chinoise en sortie de Covid, qui a fait monter les prix du gaz et par ricochet ceux de l’électricité». De son côté, Phuc-Vinh Nguyen affirme que la reprise chinoise «a été moins forte qu’attendu», et n’a donc pas joué dans l’augmentation des prix énergétiques. Enfin, il convient aussi de dire un mot des accusations de spéculation sur les prix de l’énergie formulées par le gouvernement à l’automne 2022. «De la spéculation oui il y en a eu, mais elle ne venait pas de nulle part, elle était causée par un risque matérialisé par la guerre en Ukraine», estime Nicolas Goldberg. Pour l’économiste Patrice Geoffron, professeur à l’Université Paris-Dauphine, «ce facteur est très difficile à établir très précisément». «Il est évident toutefois que des perturbations majeures comme celles que nous avons vécues sont propices à des manipulations», mentionne-t-il.

En résumé, l’affirmation de Bruno Le Maire est correcte puisque la guerre en Ukraine lancée par le président russe Vladimir Poutine est bien la cause numéro un de l’explosion des tarifs de l’électricité et du gaz que l’on a connue depuis deux ans. Mais elle n’est pas la seule. Les problèmes massifs du parc nucléaire français en 2022 ont également tiré les prix à la hausse. Et même avant l’invasion de l’Ukraine par Moscou, les prix de gros de l’énergie avaient commencé à monter, sous l’effet de la réduction brutale des fournitures de gaz de Gazprom. La reprise post-Covid en Chine a également pu jouer, selon certains experts.