Deux nominations supplémentaires qui prouvent la grande forme de la France en matière de jeux vidéo. Deux œuvres françaises, Chants of Sennaar et Tchia, sont nommées aux Game Awards, l’équivalent des Oscars dans le monde du gaming, dont la cérémonie sera diffusée ce jeudi soir depuis Los Angeles (à partir de 2 heures du matin en France). Ils succèdent à une foule de jeux français nommés les années précédentes, comme A Plague Tale : Requiem, Sifu ou Deathloop, et à Stray, qui a remporté en 2022 le prix du meilleur jeu indépendant.

Présentés dans la catégorie «Games for impact», qui récompense les titres portant un message «positif» dépassant le carcan du jeu vidéo, Chants of Sennaar et Tchia affronteront quatre autres jeux : A Space for the Unbound, jeu d’aventure abordant les thèmes de la dépression et de l’anxiété ; Goodbye Volcano High, qui raconte les angoisses d’adolescents confrontés à la fin du monde ; Terra Nil, jeu de stratégie consistant à transformer une terre stérile en un écosystème prospère ; et Venba, qui explore les thèmes de la famille, du deuil et de l’héritage culturel, en nous faisant incarner une mère de famille indienne immigrée au Canada.

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S’il est évidemment impossible de prédire les résultats des Game Awards, dont les gagnants sont désignés par le vote des joueurs et de la presse internationale, Tchia et Chants of Sennaar figurent néanmoins parmi les favoris. Le premier, qui nous met dans la peau d’une petite fille à la recherche de son père dans un archipel inspiré de la Nouvelle-Calédonie, a été salué pour sa patte graphique et sa mise en valeur de la culture calédonienne.

Le second, qui a récolté une note de 85/100 sur Metacritic (site qui agrège les notes des tests des revues spécialisées du monde entier, NDLR), a été loué pour son concept : ce jeu de réflexion, qui place la traduction au cœur de son gameplay, transporte le joueur dans une structure de type tour de Babel, dans laquelle résident plusieurs populations que tout oppose.

Alors qu’un conflit couve, le joueur devra décoder les langages – constitués d’idéogrammes – de chaque civilisation, pour gravir l’édifice et espérer réconcilier les peuples.

Les deux titres sont considérés comme des jeux indépendants. Autrement dit, des œuvres à faible budget et développées par de (très) petites équipes. Pour se faire une place parmi les grands, leurs créateurs ont donc dû se démarquer, notamment sur l’aspect artistique.

«De façon générale, les jeux français sont remarqués pour leur créativité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il y a des Français dans les branches artistiques de tous les grands studios de développement», confie au Figaro Julien Moya, co-fondateur avec Thomas Panuel de Rundisk, le minuscule studio de deux personnes ayant développé Chants of Sennaar. «On a beaucoup de formations, beaucoup d’élèves qui font des écoles d’art. On a des écoles d’art assez réputées, ça nous permet de créer des graphismes très intéressants et très recherchés», avait aussi ajouté à Franceinfo Pierre-Étienne Travers, directeur artistique de Shiro Games, derrière le jeu de stratégie français Dune : Spice Wars.

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«Pour nous démarquer, et parce qu’à deux nous ne pouvions pas concurrencer les studios employant des milliers de personnes, nous avons donc opté dès le début pour une direction artistique radicale», reprend Julien Moya. Avec ses aplats de couleurs saturées, Chants of Sennaar emprunte effectivement une partie de son style graphique à la bande dessinée des années 1970 et 1980, et notamment à Arzach, œuvre de l’auteur français Moebius. «On s’est aussi inspiré de l’architecture romane de Toulouse et ses environs. Un décor qui nous ressemble», le studio étant domicilié dans la ville de Haute-Garonne, poursuit Julien Moya.

Cette volonté de rendre hommage à la France dans ses plus beaux atours, on la retrouve aussi chez Awaceb, petit studio néo-calédonien derrière Tchia. Le jeu est largement inspiré de l’archipel d’outre-mer dont se revendique une majeure partie de l’équipe de développement. «On s’est inspiré de Disney, de Ghibli, de l’art traditionnel kanak… pour présenter une vision sublimée de la Nouvelle-Calédonie, comment si on la racontait au travers des yeux d’un enfant», avance auprès du Figaro Phil Crifo, co-fondateur d’Awaceb.

Si Tchia ne reproduit pas dans les détails la totalité de l’archipel, il en capture l’essence, et réussit à retranscrire certains de ses lieux emblématiques, comme la Poule de Hienghène ou la Roche Percée. Il fait aussi découvrir au joueur sa culture, ses traditions, ses légendes – par le biais de vêtements traditionnels à débloquer ou de quêtes annexes à accomplir -, mais aussi ses langues. Ainsi, Tchia met en valeur le drehu, une langue kanak parlée par une dizaine de milliers de personnes au monde seulement, et dans laquelle sont enregistrées les chansons du titre. «Je pense que la représentation de cette culture méconnue était risquée, mais notre approche a suscité la curiosité et l’intérêt, ce qui a grandement participé à la nomination du jeu aux Game Awards, une cérémonie extrêmement prestigieuse», déclare Phil Crifo.

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Au-delà de la qualité de ces deux productions, une telle nomination dans la catégorie «Games for Impact» s’explique par les messages universels qu’elles portent. En sus de valoriser la culture d’outre-mer, Tchia raconte le récit d’une enfant en proie à l’enlèvement de son père, mais aussi d’une autochtone explorant ses origines, et confrontée à l’expansion d’entreprises et d’industries qui ont pris place dans la capitale locale fictive du jeu, Aëmoon.

«La Nouvelle-Calédonie aujourd’hui, ce n’est pas que de la nature sauvage: la présence de l’homme a aussi façonné les paysages et il était important pour nous que cela soit représenté dans le jeu, d’où la présence de villes et villages, d’usines», avance Phil Crifo auprès du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Pour dénoncer les affres de l’industrialisation, les développeurs ont ajouté un léger voile de pollution embrumant Aëmoon. Et sur les plages cernant la cité, des déchets et détritus jonchent le sable. Ces détails génèrent un contraste poussant inéluctablement le joueur à fuir les zones urbaines du jeu, pour s’adonner aux activités d’escalade ou de plongée uniquement disponibles dans les grandes étendues de Tchia.

Chants of Sennaar, de son côté, souhaite véhiculer un discours de tolérance. «Sans basculer dans l’angélisme ou la naïveté, le message de notre jeu est le suivant: que les guerres et les conflits sont surtout le fruit de malentendus, qu’ils soient religieux ou politiques», affirme au Figaro Julien Moya. «Au fil du jeu et des rencontres avec les différents peuples, on découvre que les civilisations de Chants of Sennaar sont en réalité très similaires, et cherchent à atteindre le même objectif, mais par des moyens distincts», poursuit le co-fondateur de Rundisk.

En donnant au personnage principal un rôle d’interprète, Chants of Sennaar entend placer le joueur dans la peau d’autrui, afin qu’il adopte sa vision du monde, au moins temporairement. Un message qui pourrait faire mouche aux Game Awards, surtout au vu du contexte mondial actuel.

Qu’ils soient sacrés ou non, ces deux jeux sont le symbole d’un secteur français en grande forme et surtout soutenu par l’État. Au-delà des statistiques, très bonnes, du marché du jeu vidéo en France (5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022), les studios français peuvent compter sur plusieurs dispositifs d’aide, tels que le crédit d’impôt jeux vidéo (CIJV), dont ont bénéficié les créateurs de Chants of Sennaar. Cette mesure, «qui a pour finalité de préserver et d’accroître la productivité des entreprises de jeux vidéo» comme l’assure le gouvernement, peut bénéficier à tous les développeurs dont le futur jeu excède les 100.000 euros de développement.

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«C’est très pratique, car cela nous permet de récupérer une partie des impôts que l’on paie», précise Julien Moya. Le crédit d’impôt est ainsi égal à 30% du total des dépenses de production, qui comprend les salaires des développeurs ou le loyer des bureaux, notamment. Autre aide française possible, dont ont profité Rundisk, Awaceb mais également Sloclap, développeur du jeu de kung-fu Sifu qui avait été nommé l’année dernière aux Game Awards : le fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV), géré par le CNC depuis 2021. Une subvention qui peut aller jusqu’à plusieurs milliers d’euros dès les premiers mois de développement.

«La bonne forme du jeu vidéo français s’explique aussi par le pragmatisme de nos éditeurs, comme Focus (qui assure la publication et la diffusion de Chants of Sennaar, NDLR), qui font des investissements plus réalistes», poursuit Julien Moya. Il pointe aussi l’indépendance des «grands acteurs du jeu vidéo français, qui restent français» malgré les tentations. La tendance de l’industrie est effectivement à la «consolidation»: les géants étrangers, comme Tencent, NetEase, Sony ou Microsoft, ont multiplié ces dernières années les fusions-acquisitions, rachetant des dizaines de studios et licences. «Les éditeurs français comme Ubisoft ou Focus font tout pour rester français et indépendants, et c’est une bonne chose, car c’est ce qui nous permet d’éviter un maximum les licenciements.»

Car derrière les annonces de rachats, l’industrie du jeu vidéo mondiale est confrontée à une vague de suppressions de postes. Depuis début 2023, le site internet videogamelayoffs.com a dénombré pas moins de 9000 licenciements de par le monde, principalement dans les grandes entreprises, tels que Unity, Epic ou Embracer. Une épidémie à laquelle échappent globalement, pour l’heure, les studios français.