En l’espace de quelques jours, vous avez appris que votre collègue était un fan inavoué de Taylor Swift (6254 minutes d’écoute au cours de l’année écoulée) et que votre fille aînée avait parcouru exactement 94.936 km en TGV en 2023, soit l’équivalent de… 2250 marathons. Ces informations de la plus haute importance, vous les devez aux fameuses «rétrospectives» qui ont littéralement envahi les réseaux sociaux ces dernières semaines. Spotify, Apple, Nintendo, Duolingo… On ne compte plus les entreprises qui ont fait de ces récapitulatifs personnalisés un rendez-vous incontournable de la période des fêtes. Même notre SNCF nationale s’y est mise pour la deuxième année consécutive.
Quelle que soit l’application, le principe est toujours plus ou moins le même: à l’approche du 31 décembre, ces entreprises envoient, via leur application, un «récap» qui passe au crible les habitudes de l’utilisateur au cours de l’année écoulée. Pas question d’assommer le client par des blocs de données brutes et des graphiques barbares: ce compte rendu individualisé est livré sous forme de récit, assorti de visuels ludiques et interactifs. Des contenus colorés tout prêts envahir à nos fils d’actualité Facebook ou Instagram.
Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas à Spotify que l’on doit l’invention de ce coup marketing hors pair. Dès le début des années 2010, des «récaps» sont proposés par le site de notation de livre Goodreads. Mais c’est bel et bien le géant de la musique qui a porté l’art de la rétrospective à son apogée. Depuis 2015, la plateforme de streaming musical compile, analyse et édite les «bandes-son de l’année» de ses 551 millions d’utilisateurs. Grâce à cette «capsule temporelle», les abonnés de Spotify découvrent le temps qu’ils ont passé à écouter de la musique, quels sont leurs artistes et titre préférés, ou encore leur genre musical favori. Relativement confidentielle à ses débuts, la dénommée «Spotify Wrapped» est rapidement devenue virale, portée par l’essor des réseaux sociaux.
Depuis quelques années, on peut même parler d’euphorie: le jour de sa parution, des millions d’utilisateurs s’empressent de publier les résultats de leur «Wrapped» sur les réseaux sociaux. En 2021, plus de 120 millions d’utilisateurs avaient ouvert leur rétrospective, et près de la moitié d’entre eux l’avait partagé en story sur les différents réseaux, selon les données de Spotify transmis au Time. Cette année, le géant du streaming avait mis le paquet. En plus d’intégrer une nouvelle fonctionnalité (un message intimiste de l’artiste le plus écouté), la rétrospective a fait l’objet d’une énorme campagne d’affichage publicitaire à travers le monde. Au Royaume-Uni, l’évènement «virtuel» s’est même doublé d’un concert de lancement rassemblant quelques-unes des plus grandes stars de la chanson mondiale. De quoi ravir les abonnés de la plateforme, et enthousiasmer ses collaborateurs. Dans les colonnes du Times, un employé américain va même jusqu’à comparer l’excitation précédant la publication de la rétrospective à celle d’une «soirée électorale».
Pas étonnant que l’idée ait fini par inspirer tous les géants du divertissement. Dans la foulée de Spotify, Apple Music a lancé sa propre rétrospective «Replay» en 2019, suivie de près par Deezer. Le secteur du jeu vidéo s’y est mis aussi, PlayStation et Nintendo en tête. L’application d’apprentissage des langues Duolingo a voulu les imiter, et renseigne désormais ses utilisateurs sur leur nombre de mots appris au cours de l’année. «Vous avez lu 421 articles en 2023», remercient quant à eux les Échos dans leur premier «récap» abonné. Mais la palme de la rétrospective la plus originale revient sans aucun doute à la SNCF, qui, avec sa «Retrainspective», congratule les voyageurs pour leur nombre de kilomètres parcourus en train au cours de 12 derniers mois.
Gratifiantes, attrayantes et souvent ludiques, les rétrospectives font plaisir. Mais qu’apportent-elles vraiment aux entreprises? «Les rétrospectives sont très intéressantes pour les marques», amorce Élodie Getina, professeur de marketing à l’IESEG. «Proposer ce type de capsule personnalisée permet de soigner son image auprès du client et de le fidéliser davantage». Contactée, la SNCF ne dit pas autre chose: «Avec ce bilan personnalisé nous souhaitons apporter une expérience plaisante et valorisante pour renforcer le lien avec nos 14 millions de clients», explique la compagnie. Grâce aux partages massifs sur les réseaux sociaux, les «Wrapped» constituent aussi une «publicité gratuite» pour les entreprises, et parfois l’occasion de rappeler «la quantité-prix» du service proposé. «Apprendre que pour une dizaine d’euros par mois, vos amis profitent de plus de 1000 heures d’écoutes musicales, c’est la publicité la plus convaincante que l’on puisse imaginer», remarque la spécialiste.
Reste que tout n’est pas qu’une question de prix et de publicité. La force de ces «récaps» réside dans leur caractère «émotif» ou «nostalgique». «C’est ce qu’on appelle le marketing de l’émotion, qui consiste à créer de l’émotion autour des produits commercialisés», explique Élodie Getina. Par leur dimension personnelle, les rétrospectives ont le don de «rapprocher utilisation et souvenirs et ainsi, de transformer la consommation en un récit intime». Intimité que l’on s’empresse toutefois de partager avec les autres… «C’est le tour de force des rétrospectives: ériger les habitudes individuelles en expériences collectives», poursuit la spécialiste. Que l’on fasse partie des plus grands fans planétaires de Miley Cyrus ou des plus férus voyageurs de la SNCF, la satisfaction reste la même: appartenir à un groupe, sinon à une élite. «Il suffit de lire le mot de fin de la rétrospective SNCF: merci d’appartenir à la Team Train. Ce genre de message répond à la fois au désir de validation sociale et du besoin qu’on a tous de se sentir spécial», analyse la professeure.
Quant à savoir si le filon pourrait se décliner à l’infini, l’experte du marketing est plus sceptique. «En théorie, n’importe quelle entreprise pourrait proposer des rétrospectives, mais encore faut-il avoir des valeurs positives à véhiculer». Pour les plateformes de streaming, l’équation est toute trouvée: une année pleine d’écoute témoigne d’un intérêt pour la culture et d’une personnalité éclectique. Pour la SNCF, c’est encore plus évident: les milliers de kilomètres parcourus en train sont autant de CO2 que l’usager aura permis d’éviter. «Le but est de rassurer l’usager sur ses valeurs», assure Élodie Gétina. Et cela semble marcher: la «Rétrainspective» a été partagée plus de 37.000 fois en 2023. «Le jour de la sortie, le hashtag a été en trending topic sur X avec 1 mention par minute», se félicite la SNCF. «Les jeunes, en particulier, aiment à promouvoir leur consommation responsable», note Elodie Gétina. De quoi mettre hors jeu les industries polluantes, comme la fast-fashion, mais aussi les services qui ne brillent pas vraiment par leur éthique: on imagine mal UberEat nous rappeler toutes les fois où nous n’avons pas eu la force de nous lever de notre canapé…
Qu’elles soient éthiques ou non, les rétrospectives ne plaisent pas à tous les utilisateurs, loin de là. Certains leur reproche de n’être qu’une agrégation intrusive de données personnelles, à l’instar de ce journaliste du Guardian, qui a publié une tribune enflammée contre la «Spotify Wrapped» en novembre. «C’est effrayant, dénué de sens, et cela témoigne juste du nombre de données que les géants de la tech récoltent sur nous», tempête Alexis Petridis. De quoi semer le doute: et si ces charmantes capsules temporelles n’étaient que la face ludique et attrayante de nos Big Brother contemporains?