Chaque professeur des écoles se pose cette question: comment faire aimer le calcul mental aux enfants? Certains ont la solution: ouvrir leur cours par une partie du «Compte est bon». Six chiffres choisis, un nombre à atteindre et un résultat juste rapportant des points. C’est la pédagogie «Des chiffres et des lettres» , du nom du plus vieux jeu télévisuel encore diffusé. Animé par Laurent Romejko, qui a fêté le 27 décembre ses 60 ans, le programme est une institution.
Une institution qui souffre, soyons honnêtes, d’une mauvaise réputation: programme pour maison de retraite, somnifère médiatique et vieille télé. Par son rythme, sa permanence, son exigence et sa sobriété, «Des chiffres et des lettres» ne fait pas rêver la ménagère de moins de 50 ans. Mais elle rappelle la télévision d’avant quand l’ORTF – l’émission a été créée par Armand Jammot en 1965 – se donnait comme mission de cultiver et instruire les téléspectateurs. Au départ, les candidats ne jouaient qu’avec les lettres : ils devaient trouver «le mot le plus long». Puis, en 1972 vient le calcul mental. «C’était le matériel culturel de base, avouait à la télévision le créateur du jeu. L’alphabet et le vocabulaire et les signes et symboles de l’arithmétique.» Armand Jammot se disait «vraiment fier de cette bonne idée». À raison.
Côté animation, la sobriété est de rigueur: les vedettes sont les candidats et les «énigmes», pas le présentateur. Christine Fabréga, Patrice Laffont , Laurent Cabrol , Max Meynier et donc Laurent Romejko depuis 1992. Les juges-arbitres ressemblent à des profs très IIIe République, la blouse en moins. Bertrand Renard, un ancien candidat, valide les mots, Arielle Boulin-Prat, s’occupe des lettres. L’énumération des lettres vire au ping-pong : consonne, voyelle, consonne, voyelle, voyelle, consonne. Le jeu diffusé d’abord sur Antenne 2 devient vite un phénomène: le programme est très suivi, des clubs se montent dans toute la France où émergeront les candidats les plus brillants, un jeu de société est commercialisé, des professeurs utilisent le concept comme outil pédagogique.
Sauf que la télévision a changé. Avec l’avènement de la télévision privée et des programmes plus dynamiques voire plus hystériques (plus de public, plus de lumière, plus de musique, plus de gains), «Des chiffres et des lettres», et son ambiance bibliothèque, apparaît comme anachronique. En 2006, l’émission est transférée sur France 3. Symbole de l’époque, en 2022, la décision d’écarter Bertrand Renard et Arielle Boulin-Prat crée un psychodrame et un «bad buzz».
L’émission, devenue hebdomadaire, aux audiences devenues presque confidentielles (entre 600 et 700 000 téléspectateurs), connaît un regain de popularité médiatique, mais ne répond plus aux standards de l’époque. Son compte est bon. Le patron des programmes de France 2 a annoncé la suppression de l’émission à la fin de la saison : «La programmation de Des chiffres et des lettres le week-end n’a pas été couronnée de succès et l’émission va s’arrêter», a annoncé Stéphane Sitbon-Gomez dansLa Tribune Dimanche. «Une décision difficile.» Mais, malgré tout, les quelques notes de musique du générique nous ramènent aux mercredis après midi chez les grands-parents ou en cours d’école primaire. C’est cela qu’on appelle un jeu culte.