Des jeux mais pas de pain ? Les céréaliers français redoutent des pertes de plusieurs centaines de millions d’euros du fait de restrictions de navigation sur la Seine pendant les Jeux olympiques durant l’été 2024, en pleine période des moissons. «Chaque année, 3 millions de tonnes de grains circulent sur la Seine pour rejoindre le port maritime de Rouen. C’est environ 350.000 tonnes par mois. Mais en juillet-août, en pleine période de moisson, on va jusqu’à 800.000 tonnes», explique Jean-François Lépy, responsable des questions logistiques pour Intercéréales, qui regroupe producteurs, coopératives, négociants et premiers transformateurs.
Par mesure de sécurité et pour permettre l’installation des équipements, la préfecture d’Île-de-France a décidé d’une fermeture totale de la navigation sur la Seine «environ sept jours avant la cérémonie d’ouverture» des JO, le 26 juillet. Pendant «moins de 20 jours», sur la période allant du 27 juillet au 8 septembre, «dernier jour des épreuves paralympiques», la navigation sera interrompue «entre 02h00 et 11h00 du matin pour permettre les épreuves olympiques de nage dans la Seine», précise la préfecture.
Les céréaliers ont d’abord craint une fermeture sur toute la période: «cela aurait coûté 500 millions d’euros à la filière, avec des surcoûts dans les sites de stockage, les silos, pour le transport, la main-d’œuvre…», énumère Jean-François Lépy, également patron de Soufflet Négoce by InVivo, géant européen du commerce des grains. Mais, même réduite à une période de sept ou huit jours, la fermeture de la Seine est vécue comme «une catastrophe» dans le premier pays producteur et exportateur européen de céréales.
Alors que, sous l’effet du réchauffement climatique, les moissons sont avancées chaque année, les premiers orges vont arriver dès début juillet, suivis par le blé et le colza, auxquels succèdent fin août-début septembre les premiers tournesols et maïs. Des montagnes de grains quittent alors les fermes pour gagner les ports fluviaux secondaires de l’amont de la Seine, à Melun, Grigny, Bonneuil ou Nogent-sur-Marne. Une noria de petites barges traverse Paris pour gagner Rouen, le port de fond d’estuaire par lequel transite aujourd’hui la moitié des exportations françaises de céréales.
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On passe d’un gabarit de 1000 tonnes dans un petit port comme Nogent à des barges de 2 à 2500 tonnes sur la Seine, puis sont chargés des navires de 30 à 50.000 tonnes à Rouen, avant de gagner la pleine mer, direction Casablanca, Abidjan ou la Chine à bord de géants des mers. «Si les flux sont bloqués en amont, on n’a pas la capacité de charger et de respecter nos contrats: le problème, pour les organismes stockeurs, coopératives et négociants, se répercute en cascade, avec des pénalités pour les bateaux immobilisés à quai, et tout au bout de la chaîne, des retards de livraison et des pénalités pour les exportateurs», explique Alain Charvillat, responsable des exportations de céréales chez l’agro-logisticien Sénalia, qui réalise 25% des exportations françaises de céréales par voie maritime.
Chaque étape suppose des transbordements, des stockages dans des silos de transit, des contrôles, le respect d’horaires d’écluses ou de marées… un casse-tête logistique qui s’anticipe. «On a eu une première réunion en préfecture à l’automne: c’était déjà trop tard pour envisager un report sur du transport ferroviaire, qui demande une anticipation d’un an et demi», sans compter les surcoûts, affirme Jean-François Lépy.
Le camion n’est pas une option : «Pour bouger 1.500 tonnes, il faut 50 camions, et en période de moisson, on a déjà une pénurie de chauffeurs», ajoute-t-il. Pour limiter la casse, l’interprofession demande à pouvoir organiser «deux convois exceptionnels de 20 à 30 péniches» pendant la période de fermeture totale d’une semaine, «ce qui permettrait de désengorger les ports». Mais pour le moment, «c’est non» : «Ce n’est pas possible avec tout ce qu’il y a à mettre en œuvre pour la cérémonie d’ouverture en termes de structures, pontons, décors et sécurité», indique-t-on à la préfecture de région.
«Sans ces convois, si les récoltes sont précoces – et c’est une probabilité – les retards vont s’accumuler, avec des tas de grains à l’air libre en attente de transport et de stockage», souligne Alain Charvillat, qui redoute «de gros risques de pertes en cas d’intempéries». Une nouvelle réunion est prévue en préfecture le 19 janvier. Côté préfecture comme céréaliers, on «cherche des solutions», assure-t-on.