La couverture futuriste sur fond noir donne le ton : le livre Faille royale, sorti fin novembre, s’adresse à un public davantage attiré naturellement par la science-fiction et les jeux vidéo que par la lecture du Rouge et le Noir. Et pourtant… La vocation de la maison d’édition de ce livre, DTC, est précisément de donner goût à la lecture à son public.

«Avec Faille royale, je souhaite faire revivre au joueur les mêmes émotions que celles qu’il avait ressenties en découvrant Fortnite pour la première fois. Ce roman n’évoque pas le jeu lui-même mais replonge le lecteur dans l’imaginaire qu’il s’était créé», explique son auteur Stéphane Pilet, également youtubeur et streamer (qui retransmet en direct ses parties de jeu vidéo). Les ingrédients du jeu devenu culte, avec plus de 250 millions d’adeptes dans le monde, sont là : l’étrange île de Fortnite et ses secrets que perce, au cours d’une intrigue haletante, le commissaire Maltèze, parti à la recherche de Sofia, Romain et Léo.

Son éditeur David Téné, diffusé par Eyrolles et sur son site, en est convaincu: il peut convertir à la lecture ces jeunes. Ancien journaliste spécialisé en jeux vidéo et enseignant en histoire des jeux vidéo, ce dernier édite des guides et livres sur le sujet depuis plusieurs décennies. Il a décidé de se consacrer pleinement à sa maison d’édition en se recentrant sur ce type de romans. Après Bataille royale, déjà inspiré de l’univers Fortnite, qui a été très vite épuisé en 2018, et Obsidia, s’inspirant du monde du jeu Minecraft, c’est le troisième ouvrage du genre à son catalogue.

Son approche a de quoi séduire nombre de parents qui se désespèrent de voir leur progéniture pendue à sa manette de jeu, sans aucun goût pour la lecture, trop souvent perçue comme une corvée scolaire. Selon l’étude consacrée aux «Français et la lecture» du Centre national du livre (CNL), un jeune sur cinq de 15-24 ans affirme ne pas lire du tout en 2022 et 73% des 7-19 ans privilégient principalement des BD et mangas. Sans surprise, c’est à l’adolescence que s’opère le décrochage, avec une lecture « loisirs » qui décline chez tous après 12 ans et l’entrée au collège, notamment chez les garçons, où ce constat est beaucoup plus marqué que chez les filles.

Lui-même n’étant pas un grand lecteur de romans à l’origine, David Téné peut facilement se mettre à la place de ces jeunes rétifs à la lecture. D’autant qu’il a été diagnostiqué récemment comme ayant un trouble de l’attention et une hyperactivité (TDAH), tout comme son père et son fils. Or sur cette cible, généralement très captive pour les univers virtuels, cette approche est particulièrement concluante.

Le psychologue clinicien François Vialatte l’a expérimentée auprès de jeunes qu’il suit au sein de l’Institut pour la pratique et l’innovation en psychologie appliquée (Pi-Psy), basé dans l’Essonne, en région parisienne, dont il est le responsable. «Le cerveau d’un enfant réagit à des récompenses à court terme, à la différence de celui d’un adulte (à long terme)», explique le docteur en neurosciences. Pour un TDAH, une personne atteinte de trouble autistique léger ou un «dys», c’est encore plus le cas. L’objectif est d’associer la lecture à un plaisir plutôt qu’une contrainte. Or quand je leur montre Faille royale, le livre les attire et ils le feuillettent. Car c’est pour eux une fenêtre qui s’ouvre, l’accès à des imaginaires. Les enfants ayant des troubles neuro-développementaux et des addictions aux jeux vidéo ont souvent du mal à se faire des amis, avec les conventions sociales ou le respect de la hiérarchie. Mais là, ils rentrent directement dans la pensée de l’auteur». Encore faut-il que les parents le comprennent. Car «cela répond à un besoin de l’enfant que ces derniers, qui cherchent parfois des solutions avec les bandes dessinées, ne repèrent pas forcément», ajoute celui qui mène également des recherches en psychopathologie au sein de son institut.

Alexandre Jardin, fondateur de l’association «Lire et faire lire» encourage lui aussi fortement la démarche de David Téné, qu’il cite parmi les exemples à suivre dans son prochain livre, Faire lire pour les nuls, à paraître chez First en janvier. «Dès lors que quelqu’un sort du rang pour cibler un public qu’on n’arrive pas à toucher, je lui baise les pieds», lance-t-il. Et de regretter que «jusqu’à présent, on n’écoutait que les lettrés du 6è arrondissement parisien qui ne savent absolument pas comment vit la population». D’où la participation de l’écrivain à l’opération de McDonald’s ayant distribué 105 millions d’albums jeunesse depuis des années dans ses Happy Meals, malgré ses détracteurs. Car «Mc Do, présent dans des territoires sans librairies ni hypermarchés vendant des livres, permet de toucher un public populaire qui n’aurait, autrement, pas accès à la lecture».

À lire aussiDécouvrez les acteurs et initiatives du changement dans Le Figaro demain

«Le projet de David Téné coule de source. Son défi est aujourd’hui de convaincre les libraires de référencer ses livres. Or ces derniers sont plus sensibles à la littérature traditionnelle», souligne Mathias Echenay, du cabinet de conseil Axiales, spécialisé en édition, qui a été mentor de l’entrepreneur quand celui-ci était incubé à La Ruche, en 2022. «Et quand il s’adresse aux communautés de joueurs, ces dernières se sentent éloignées du monde de l’édition» poursuit ce dernier. À ses yeux, « son challenge est de parvenir à créer des ponts entre deux univers bien distincts».

«Moi j’y crois vraiment. Il a surtout besoin de gagner en visibilité et de renforcer sa communication», abonde Hugo Louessard, responsable du programme h’up Académie, qui accompagne l’éditeur dans le cadre de sa cinquième promotion. David Téné fait partie des 18 entrepreneurs porteurs de handicap sélectionnés, parmi une centaine de candidatures, à suivre ce programme de l’association h’up entrepreneurs. «Lorsque nous avons organisé un événement avec tous nos porteurs de projets, un tiers d’entre eux a vu dans sa démarche un vrai intérêt pour un proche accro aux jeux vidéo et s’est dit, à propos de son dernier livre, “c’est ça qu’il lui faut pour Noël”». Autant de soutiens et témoignages qui montrent que cette maison d’édition gagne à être connue. Pour le bonheur des parents comme des enfants.