Le 5 octobre 1967, une jolie jeune femme se promène dans la roseraie de la Maison-Blanche, en compagnie du président américain Lindon Johnson. Ruth McCarter est l’une des dernières «Posture Queen». Une reine de beauté d’un genre particulier : critère de sélection n°1, une colonne vertébrale parfaitement alignée. Radiographie à l’appui…
Depuis les années 1920, des jeunes femmes défilent, en talons aiguilles assortis d’une robe de soirée ou d’un maillot de bain, sous l’œil avisé de juges impartiaux. Elles gagnent une écharpe, des prix, l’attention des journaux, de la télévision et de quelques puissants. Miss France naît en 1920, Miss America en 1921, Miss Europe en 1928… Les concours de beauté deviennent tout ce qu’il y a de plus banal. Et les associations de chiropracteurs se lancent, elles aussi, dans l’élection du dos le plus droit. Objectif: faire connaître leur art, la toute jeune chiropractie.
Cette médecine alternative est née en 1895 dans l’esprit de Daniel David Palmer, magnétiseur, qui expliquait avoir reçu la chiropractie d’un «autre monde» et vouloir la pratiquer comme «une religion». Selon la légende, le premier dont Palmer a manipulé la colonne vertébrale était son gardien d’immeuble, à qui il aurait permis de retrouver l’audition… Palmer est emprisonné pour exercice illégal de la médecine, mais il fonde ensuite une école et publie des livres, puis son fils reprend le flambeau et développe les techniques imaginées par son père. Les médecins ont cependant quelques menues réserves à l’égard de cette «thérapie» d’un drôle de genre. Il faut donc se faire connaître, et convaincre les clients. «La chiropractie avait un problème de relations publiques. À l’époque, nous n’avions pas d’autorisation d’exercer», rappelait en 2012 à Shots Reginald Hug, praticien américain et ancien président de l’Association pour l’histoire de la chiropractie. «Nous étions les nouveaux venus et la médecine ne nous aimait pas.»
La chiropractie a pourtant sa chance : l’Amérique a alors une obsession, sa posture. À mesure que les corsets disparaissent, que les vêtements se font plus confortables et les sofas plus moelleux, hommes, femmes et enfants doivent apprendre à se tenir droit. «La posture est devenue une question de bonnes habitudes et la mauvaise posture un signe de mauvaises valeurs personnelles», écrivent en 1998 dans la Revue historique américaine l’étudiant en histoire David Yosifon et son professeur Peter Stearns, de la Carnegie Mellon University. Cela tombe bien: la posture, les chiropracteurs s’y connaissent. Ils font justement profession de réajuster la colonne vertébrale, inventant même des «Spinalysers» et autres «Posturomètres» supposés analyser scientifiquement la droiture des corps humains.
En 1927, donc, l’Association chiropratique américaine organise lors de son congrès le premier «Concours de la colonne vertébrale la plus parfaite», raconte Reginald Hug en 2008 dans le Journal of Chiropractic Humanities . Au fil des ans, divers concours aux noms changeants sont organisés, réunissant toujours plus de candidates. Mais en 1954, le chiropracteur Clair O’Dell a une idée : pourquoi ne pas, en sus de faire défiler les candidates sous l’œil des experts chargés de juger de leur beauté, de leur prestance et de leur posture, se convaincre de la perfection de leur colonne vertébrale grâce à une radiographie ? En 1955 est élue la première «Reine mondiale de la posture». Les chiropracteurs désireux de présenter une candidate doivent envoyer sa photo, et une radio de sa colonne vertébrale complète, l’alignement du corps et des vertèbres devient le principal critère. En sus de l’examen radiographique, chaque candidate doit se tenir debout sur deux balances (un pied pour chacune): si celles-ci affichent exactement le même poids, cela est supposé confirmer une position debout parfaitement équilibrée, rapporte alors le Chicago Tribune…
Très vite, c’est un succès populaire. Les magazines Life ou Time en font des reportages, les candidates défilent lors de parades festives, les gagnantes sont interviewées à la télévision. Clair O’Dell a rempli son objectif, juge Reginald Hug, il a consacré «le prestige de la profession». L’Amérique, elle, se soucie toujours de se tenir droite et en 1963, le président John Fitzgerald Kennedy a mis en place un Conseil présidentiel sur la condition physique et les sports, qui promeut notamment les tests de Kraus-Weber, un ensemble de 6 exercices permettant d’évaluer la force et la souplesse des principaux muscles posturaux.
Au fil du temps pourtant, la société se détend et la médecine comprend que «se tenir droit» n’est pas si important que cela. Le corps se décontracte, le dos réapprend à se tordre, à se pencher, à s’étirer. Le concours de «Miss Posture» disparaît sans bruit vers la fin des années 1960. Les chiropraticiens n’en ont de toute façon plus besoin, ils ont gagné leurs lettres de noblesse en Amérique et n’ont plus besoin de tels artifices pour s’imposer dans le paysage de la santé.
La plupart d’entre eux ont aussi fini par apprendre, bien qu’un peu tardivement, que l’on ne joue pas avec les rayons X. À leur découverte en 1895, ils ont fait la joie des bateleurs de foires et chacun pouvait s’amuser à faire photographier tout ou partie de son squelette. Mais lorsque Clair O’Dell propose d’y soumettre des jeunes femmes pour une raison aussi futile qu’un concours de beauté, cela fait bien une trentaine d’années qu’on a pris conscience de la dangerosité des rayons X, et que l’on s’efforce de les réserver aux seuls cas où ils sont utiles. Une couronne valait-elle vraiment des rayons ?