Florent Parmentier est docteur en sciences politiques et secrétaire général du CEVIPOF, le centre de recherches politiques de Sciences Po Paris. Il est également l’auteur d’une thèse avec Jacques Rupnik, spécialiste français des Balkans.

LE FIGARO. – Lors d’une déclaration le 26 mars, le président serbe Aleksandar Vucic a déclaré que «les intérêts vitaux» de son pays étaient menacés, laissant planer le doute sur des «grands défis» qui attend le peuple serbe. Et ce, dans un contexte de tensions entre Serbes et Kosovars, mais aussi en République serbe de Bosnie, qui menace de déclarer son indépendance, voire de demander son rattachement à Belgrade. Selon vous, à quoi faisait-il référence ?

FLORENT PARMENTIER. – Nous pouvons décrypter cette déclaration de deux manières. Il s’agit soit d’un élément de démonstration oratoire – dans ce cas, la Serbie restera dans un jeu de négociation -, soit nous sommes à la veille d’un conflit. Personnellement, je plaide plutôt pour la première proposition. Nous pourrions être au prélude d’un conflit si et seulement si la Serbie s’estime suffisamment armée pour lancer une offensive, sachant que la Russie ne viendra pas la défendre, alors même qu’elle est occupée en Ukraine. Il faut également garder à l’esprit que dans le cas des négociations avec l’Union européenne, il est courant de faire monter les enchères.

Étant membre du Conseil de l’Europe depuis 2003 et candidat officiel à l’adhésion à l’Union européenne depuis plus de 10 ans, la Serbie pourrait-elle prendre le risque de soutenir militairement une sécession de la république serbe de Bosnie ?

Militairement, cela reste douteux. Mais la guerre en Ukraine a tout de même laissé s’ouvrir un second front au Moyen-Orient. S’il y a bien un moment depuis les 25 dernières années ou il y a une opportunité pour que le conflit reprenne, c’est peut-être maintenant. Est-ce que le président serbe prendrait le risque d’être exclu du Conseil de l’Europe ? Probablement. Est-ce qu’il serait en mesure de se venger du scénario d’il y a 25 ans ? ça n’est pas le déroulé le plus probable. [La Serbie accusait l’Otan d’avoir bombardé le Kosovo et plusieurs régions serbes en violation des articles 5 et 6 des statuts de l’OTAN. Ces textes stipulent que l’organisation n’est pas une structure offensive, mais défensive, NDLR]. Mais si ce scénario doit se produire, c’est certainement dans un futur proche qu’il se réalisera.

À lire aussiMarquée par le souvenir des frappes de l’Otan en 1999, la Serbie se retrouve tiraillée entre l’Europe et la Russie

Les liens du président serbe avec Vladimir Poutine pourraient-ils être une des raisons pour laquelle Aleksandar Vucic «souffle sur les braises» des tensions dans les Balkans ?

Cela joue comme un effet de contexte. Aleksandar Vucic a la volonté de pousser les intérêts de la Serbie tel qu’il l’entend. La Russie est une carte utile car elle permet de rallier une partie des nationalistes sur un plan interne et de montrer que la Serbie n’est pas seule sur la scène internationale. Si la Russie allait plus loin en Ukraine, alors le rapport de force changerait certainement pour les Serbes et leur relation avec la Bosnie. Les conflits sont liés, ils n’évoluent pas sur des îlots isolés à des milliers de kilomètres. Il y a des interconnexions.

La Serbie aurait donc peu d’intérêts à l’ouverture d’un conflit armé ?

Il y a deux aspects. D’abord, pour faire une guerre de haute intensité, il faut des hommes et beaucoup de munitions. Je ne doute pas qu’il y ait des groupes nationalistes qui aient envie d’en découdre. Toutefois, les Balkans se trouvent aujourd’hui dans une situation démographique relativement affaiblie. À la fois le facteur démographique et le réservoir d’armes ne plaident pas en faveur d’une guerre de longue durée comme on le voit en Ukraine. En cas de guerre à haute intensité, je ne vois pas comment la Serbie pourrait durablement conserver ses gains.

À l’inverse, la perspective d’un conflit armé obligerait la Bosnie à faire des concessions et à céder la république serbe de son territoire. De plus, la situation géopolitique globale ne joue pas en faveur de la Bosnie car les Européens ont assurément moins la possibilité de les aider qu’il y a deux ans. La capacité de production et les stocks étant dirigés vers l’Ukraine.

À lire aussiBruxelles veut recoller les morceaux avec les Balkans occidentaux

La Serbie aurait-elle beaucoup à perdre dans un tel conflit ?

Moins vous avez à perdre et plus la possibilité de passer à l’action est importante. La Serbie a déjà perdu le Kosovo de facto. Il est évident qu’une guerre repousserait son adhésion à l’Union européenne. Une partie de l’opinion publique, les plus jeunes, verrait cela d’un très mauvais œil, bien sûr. Mais la promesse d’élargissement de l’UE date de 2003, depuis, presque rien n’a changé pour la Serbie. 20 ans après cette promesse, le pays n’est toujours pas membre. Du côté de Bruxelles, il y a également une fatigue de l’élargissement qui n’enjoint pas non plus la Serbie à l’optimisme.

Si je me mets à la place du dirigeant serbe, deux choix s’offrent à moi. Soit entamer un conflit en obtenant un gain immédiat et en récupérant un territoire que je considère comme peuplé par les miens ; soit poursuivre un hypothétique processus d’adhésion incertain, qui a commencé il y a 20 ans, et dont je n’en vois pas encore le bout. Tout en intégrant un bloc européen moins attrayant qu’il y a une vingtaine d’années et en étant contraint de reconnaître l’indépendance du Kosovo. De ce point de vue, les paramètres de calcul sont assez souples et évolutifs.

Pour reprendre le parallèle avec l’Ukraine, 15 jours avant le début de la guerre, le doute pouvait persister sur le fait qu’il ne s’agissait que d’une négociation très musclée. Cinq jours avant la guerre, en revanche, le doute n’existait plus quand l’indépendance des républiques de Donetsk et de Lougansk a été reconnue par la Russie. Selon moi, le vrai phénomène annonciateur d’une guerre dans les Balkans serait le fait de reconnaître une forme d’indépendance de la république serbe de Bosnie. Même en deçà de ce seuil, il y a un potentiel de guerre qui existe sur lequel les Européens doivent agir très vite. Nous ne sommes plus à un moment où nous pouvons laisser pourrir la situation, y compris dans les Balkans.