À Washington

Biden sera scruté autant qu’il sera écouté lors de son discours sur l’état de l’Union, ce jeudi. Le président américain a passé le week-end dernier dans la résidence de Camp David, dans le Maryland, à préparer avec ses conseillers l’allocution traditionnelle qu’il doit prononcer devant les deux chambres du Congrès réunies. Les enjeux de ce discours sont énormes pour Joe Biden.

Comme c’est l’usage, le président doit présenter aux Américains les réalisations de son Administration et ses objectifs. Mais il sait qu’il sera aussi observé attentivement. Candidat à sa propre réélection, déjà à 81 ans le président le plus âgé de l’histoire américaine, Biden suscite des interrogations sur son aptitude à occuper les fonctions présidentielles quatre années supplémentaires.

À lire aussi«Des signaux alarmants»: un sondage pointe les faiblesses de Joe Biden à huit mois de la présidentielle

Les républicains le présentent depuis longtemps comme un vieillard sénile. Les réseaux sociaux sont inondés de montages vidéos où il semble à peine capable d’articuler une phrase. Mais, au-delà des caricatures, les signes du déclin du président sont visibles. Et ils se traduisent en chiffres inquiétants pour sa réélection. Selon un sondage du New York Times/Siena College publié cette semaine, 73 % des électeurs inscrits interrogés estiment que Biden est trop âgé pour être un président efficace, dont 61 % de ceux qui ont voté pour lui en 2020. Toutes les enquêtes le donnent aussi à plusieurs points derrière Donald Trump.

Comme la perspective de débats avec ce dernier semble incertaine, il aura probablement, lors de son discours, la plus grande audience télévisée avant l’élection du 5 novembre prochain. Le public et ses adversaires seront à l’affût de la moindre hésitation, du moindre lapsus. Les élus Maga les plus virulents tenteront sans doute de l’interrompre. Son allocution sera le numéro d’un acrobate sans filet.

Les sujets ne manquent pas pour son discours, en cette dernière année du mandat présidentiel. Presque tous sont des crises, actuelles ou potentielles. À l’étranger, ce sont la guerre en Ukraine (pays que les États-Unis sont en train d’abandonner en rase campagne sous la pression de Trump et du courant Maga au Congrès), le carnage de civils palestiniens à Gaza (qui fracture l’électorat de Biden sans que celui-ci ait la moindre prise sur le cabinet israélien de Netanyahou) et la rivalité avec la Chine (qui continue de menacer Taïwan).

Sur le plan intérieur, l’immigration clandestine qui déferle le long de la frontière mexicaine, thème sur lequel Biden n’est guère à l’aise, devra aussi être mentionnée. Ne serait-ce que pour tenter de justifier ses atermoiements passés, en soulignant l’usage cynique que ses adversaires font de ce problème lorsqu’ils refusent des mesures pour l’endiguer. L’avortement, restreint voici deux ans par la Cour suprême conservatrice, devenu un thème de campagne démocrate, sera évoqué par le président, comme sans doute les chiffres de l’économie, plutôt positifs, même s’il ne parvient pas à en convaincre l’opinion.

À lire aussiJoe Biden, président empêtré dans un monde en crise

Mais c’est surtout l’état de l’Union qui sera au centre de l’allocution présidentielle. Le discours est particulièrement bien nommé en cette année 2024, qui voit le grand retour de Donald Trump. L’ancien président, de nouveau candidat du Parti républicain après avoir tenté de saboter la transition présidentielle en 2020, crée de nouveau une fracture ouverte dans un pays profondément divisé. Ce retour de sa Némésis est une injure presque personnelle pour Joe Biden, son prédécesseur n’ayant jamais reconnu sa légitimité en tant que président. Mais, en même temps qu’une menace réelle, Trump est aussi, pour le président démocrate, sa meilleure, et peut-être sa seule chance de réélection.

Car au-delà de ses réalisations politiques, Biden va surtout tenter de jouer sur le thème de la menace institutionnelle que fait peser Donald Trump sur le pays. Et de rééditer ainsi son pari de 2020, qui avait propulsé sa candidature aux primaires démocrates et lui avait permis de réaliser son rêve présidentiel, à l’âge où d’autres prennent leur retraite.

Son discours, à la rédaction duquel l’historien Jon Meacham a de nouveau participé, devrait rappeler combien sont cruciaux les enjeux de 2024, rappelant les crises traversées par le passé, et notamment la guerre de Sécession, qui avait coupé en deux le pays. Mais, même si une majorité d’Américains sont convaincus du problème posé par Donald Trump, Biden affaiblit lui-même son message en l’utilisant pour se faire réélire.

En imposant sa candidature malgré les très mauvais sondages, il prend ainsi un gros risque, pour lui et son héritage politique, mais aussi pour son parti, et surtout pour les États-Unis. Certains démocrates le comparent déjà à Ruth Bader Ginsburg, la juge de la Cour suprême qui avait refusé de démissionner pendant la présidence d’Obama alors qu’elle se savait atteinte d’un cancer. Sa mort, quelques semaines avant l’élection de novembre 2020, avait permis à Trump de nommer un troisième juge à la Cour suprême. Cette super-majorité républicaine avait ensuite renversé l’arrêt sur le droit à l’avortement Roe vs Wade.

À lire aussiAvortement: un an après l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade, les États-Unis divisés

Les signes d’inquiétude se multiplient dans les milieux démocrates. Les analystes soulignent qu’aucun président sortant n’a jamais été réélu avec un tel retard dans les sondages. Mais Biden semble pourtant confiant. Il est sûr de son instinct politique, et persuadé d’avoir toujours eu raison contre les prédictions, en remportant en 2020 les primaires démocrates alors qu’il était donné perdant ; puis en évitant la déroute annoncée aux élections de mi-mandat en 2022, déjouant tous les pronostics.

«Depuis qu’il fait de la politique, le président Joe Biden s’est nourri d’un mélange volatil de confiance et d’insécurité», écrit le journaliste Evan Osnos dans un récent portrait du président paru dans le magazine New Yorker, intitulé «La dernière campagne de Joe Biden», où le président apparaît complètement sûr de lui. «Maintenant qu’il a atteint l’apogée du pouvoir, il dégage une conviction qui frise la sérénité, un peu trop de sérénité pour les démocrates qui se demandent s’il peut encore battre l’homme avec lequel son héritage sera à jamais lié.»

Car le thème principal du discours de l’état de l’Union sera finalement celui de la crise institutionnelle majeure dans laquelle la vague populiste trumpiste plonge depuis huit ans les États-Unis. Biden était apparu en 2020 comme celui capable de l’endiguer et de protéger les institutions américaines. Il va devoir convaincre une majorité d’Américains qu’il est de nouveau l’unique alternative à un Parti républicain devenu celui d’un seul homme.

Mais la réception d’un discours par son audience est rarement prévisible. Si Biden est capable d’être éloquent, il lui arrive aussi d’être un piteux orateur. Et le thème «moi où le chaos» peut tout à coup sonner comme la tentative d’un vieillard dévoré d’ambition de s’accrocher au pouvoir, plutôt que comme un défi historique à relever.