«Objectivement, c’est toujours un peu gênant de parler de soi… Mais pour raconter la grande Histoire, il faut bien partir de la petite». Entre deux plateaux de tournage, Sonia Rolland prend le temps de se replonger dans ses souvenirs. L’actrice et réalisatrice franco-rwandaise, élue Miss France en 2000, avait 14 ans lorsqu’elle est arrivée dans l’Hexagone dans un contexte chaotique. C’était il y a 30 ans, en juin 1994. Dans son pays de naissance, le Rwanda, se déroulait alors le dernier génocide du 20e siècle. En 100 jours, entre 800.000 et 1 million de Tutsis ont été exterminés.
Sonia et sa famille se trouvaient alors à Bujumbura, au Burundi, pays voisin du Rwanda. Son père basque et sa mère rwandaise tutsie y ont trouvé refuge six ans plus tôt, après avoir fui les violences à Kigali. Ils ne se doutaient pas, alors, que les rivalités interethniques allaient aussi déclencher une guerre civile dans cette ancienne colonie belge.
A l’école française de Bujumbura, la jeune Sonia côtoie pour la première fois Gaël Faye. Le futur artiste se trouve deux classes en dessous, en 5ème. Trente ans plus tard, les deux Franco-Rwandais ont inscrit l’histoire du génocide et de l’exil au cœur de leur production. Gaël, auteur-compositeur et chanteur, a publié un récit semi-autobiographique sur ses souvenirs d’enfance au cœur de la guerre civile, Petit Pays, prix Goncourt des lycéens en 2016. Sonia, elle, a réalisé un documentaire raconté à la première personne, Rwanda, du chaos au miracle (2014), qui revient sur l’histoire de son pays de naissance. Une histoire de deuil et de déchirement, que les deux amis ont accepté de confier au Figaro.
«Les guerres les plus terribles sont celles où la vie continue mais où la violence est là qui cohabite», entame Gaël. En 1994, le quotidien de Sonia, 14 ans et de Gaël, 12 ans, à Bujumbura, est rythmé par les coups de feu et les grenades. L’atmosphère, restée jusqu’alors assez légère au Burundi, s’est largement dégradée depuis 1993, après l’élection démocratique d’un président hutu que les Tutsis, qui détenaient jusque-là les institutions, ont tenté de renverser. S’enclenche alors une vague de violence qui, concomitante au génocide au Rwanda, fera entre 50.000 et 100.000 morts.
Les deux artistes ont encore en mémoire les lynchages en pleine rue, les cadavres dans la ville. Dans les maisons, tous les enfants ont pris l’habitude de dormir sous les lits par mesure de sécurité. À l’école française, fréquentée par les enfants des coopérants français et des fonctionnaires de l’ONU, d’épaisses clôtures en bougainvilliers ont été érigées pour arrêter les balles perdues. «Souvent, d’un coup, il fallait se mettre à plat ventre parce qu’une voiture passait et mitraillait», raconte Gaël. «Les banques fonctionnaient, les hôtels fonctionnaient. On allait à l’école ou faire des courses. Mais on vivait sur le qui-vive. On avait des jours de confinement, et des jours de pseudo-normalité… tout en sachant que la vie pouvait s’arrêter à tout moment».
Sonia se souvient notamment de ce jour où, en plein cours, un bruit de grenade a retenti. Avec sa voisine, elle se baisse pour s’abriter sous la table. Derrière les fenêtres, les élèves aperçoivent des têtes hébétées d’habitants au regard haineux. Un règlement de compte était en cours, et les élèves en étaient, malgré eux, les témoins. Ce genre d’événements se multiplient à Bujumbura. Le jeune Gaël ne saisit pas la gravité des choses. Chez lui, les «événements» – euphémisme d’usage pour parler des tensions entre Hutus et Tutsis – sont tabou. Son père se borne à lui assurer qu’il s’agit d’une histoire de «petits nez» et de «gros nez» (l’idée court alors que le Tutsi serait fin et élancé avec le nez droit, tandis que le hutu serait petit et trapu).
Fin mars 1994, Paris décide d’évacuer ses ressortissants au Burundi. Le ministre français de la Coopération Bernard Debré se rend à Bujumbura pour organiser deux vols, à trois jours d’intervalle. Gaël et sa sœur prennent le second. C’est le temps des adieux. Les enfants se retrouvent sur le muret de l’école, désormais fermée, pour dire adieu aux copains. «Il y avait chaque jour des départs. C’était déchirant», se rappelle Sonia.
Dans l’avion, Gaël retrouve quelques camarades français qui prennent eux aussi la route de l’exil. Ce trajet restera la dernière vision de cet univers d’enfance qu’il ne retrouvera plus jamais. «Tout le monde était parti en catastrophe. On n’avait pas noté les adresses. On s’est tous perdus de vue», raconte le chanteur. Ce départ brutal et la «solitude profonde» qui a suivi, restent «la chose la plus difficile» qu’il ait eue à vivre. «Rapatriement, cela veut dire retourner dans son pays. J’allais dans une patrie qui était la mienne, puisque je suis Franco-Rwandais, mais que je ne connaissais pas».
Une semaine après leur départ, le 6 avril 1994, l’avion transportant le président rwandais Habyarimana, Hutu modéré, et le président burundais Cyprien Ntaryamira, était abattu par un missile au-dessus de Kigali, déclenchant les appels au génocide au Rwanda. Lorsque Sonia et sa famille s’envolent à leur tour au mois de juin, des centaines de milliers de Tutsis ont déjà été massacrés.
«C’est fou comme ces souvenirs disparaissent parce qu’ils font trop mal…». L’actrice, qui vit désormais en France, reste songeuse un moment. «Ma mère me parle encore de ces jours-là comme si c’était hier. Moi, en tant qu’ado, j’ai tout fait pour tourner la page. Je voulais me réinventer une vie». Car le changement est total. La famille Rolland s’installe en Bourgogne, dans un HLM de cité qui tranche avec la maison cossue de Bujumbura. Dans le quartier, ils sont les seuls Noirs et l’accueil est froid. Idem au collège public de Cluny, où les camarades de Sonia l’affublent de tous les noms, «Blanche Neige», «la Noiraude». Elle réplique, «castagne certains malins», se fait renvoyer plusieurs fois pour son comportement. «En Afrique j’avais pourtant toujours été la parfaite élève. Mais là je n’étais pas heureuse ! Ma vie était au Burundi», réalise aujourd’hui l’actrice.
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Gaël, lui, débarque dans une famille d’accueil près d’Oyonnax, dans l’Ain. Son père est resté à «Buja», sa mère, déjà en France, ne peut les accueillir dans l’immédiat. Les sommets alpins rappellent à l’enfant exilé les collines vertes de son pays d’enfance. Mais l’exil est douloureux. «Du jour au lendemain, on se retrouve complètement seul». Au collège où il débarque pour le troisième trimestre, ses professeurs n’ont pas un mot d’accueil. Pas plus que ses camarades, qui ignorent tout de la guerre qu’il a quittée. «Sur le coup, je n’en ai pas souffert», affirme l’artiste qui, comme tout adolescent, aspire alors seulement à se fondre dans la masse. «Je cherchais simplement à me faire rapidement des copains et ne pas redoubler».
Lui qui n’a jamais eu de problème scolaire, se bat cette année-là pour accéder à la classe supérieure. Avec le recul, il perçoit dans ce mal-être les symptômes d’un état post-traumatique, «mais ce terme n’existait pas à l’époque». «La seule qui m’ait posé des questions, c’était la déléguée de classe. Je ne me souviens plus de son nom. Je sais seulement qu’elle avait plaidé en ma faveur au conseil de classe. Elle avait compris. Elle s’est battue». Une attention qui, au milieu de l’indifférence générale, a marqué le garçon.
Dans l’Hexagone, c’est à partir de mi-mai 1994 que les médias français commencent à prendre conscience du génocide en œuvre dans les Grands Lacs. Chez Sonia, l’heure du dîner est aussi celle du journal télévisé, ponctué d’images insoutenables. «Ce moment où dans les autres familles, on partage des bons moments, nous, on allumait la télé où on voyait des hommes déchiquetés à la machette. Je n’en pouvais plus, je me levais de table et j’allais à la cuisine».
L’adolescente n’a jamais touché un mot de tout cela à ses camarades de classe. Ses souvenirs, elle ne les réveillera que des années plus tard, lorsque, exposée lors de son élection à Miss France en 2000, on lui demandera de raconter son histoire. Une élection que l’actrice se plaît elle-même à appeler un «conte de fées social». Tout part d’une idée de son professeur de sport, qui lui suggère de s’inscrire au concours de Miss Bourgogne. L’adolescente, alors passionnée de basket, ne pense qu’au sport. Elle rejette d’abord l’idée, puis tente malgré tout sa chance. Elle est élue, à sa grande surprise. «Comme mes parents n’avaient pas les moyens, tout mon voisinage a collecté de l’argent pour que je puisse accéder au concours national. Il y a aussi eu une collecte de vêtements auprès des anciennes Miss Bourgogne», raconte l’actrice, encore émue de cet élan de solidarité. «Ce qui est beau, c’est que ces mêmes personnes qui nous avaient rejetés d’abord m’ont permis d’aller tenter le concours à Paris». Elle en sourit encore. «Moi, l’Afro, ils m’envoyaient représenter leur région, l’une des plus chauvines de France !».
Trois mois plus tard, Sonia devient la première Miss France d’origine africaine. Alors seulement, interrogée sur son passé, elle exhume les souvenirs de ce passé enfoui. «C’est comme une pelote dont on tire le fil, décrit-elle. En regardant les choses en arrière, j’ai réalisé la violence de ce que j’avais vécu».
Cette histoire, Gaël Faye, lui, la raconte dans ses chansons. Les souvenirs d’une enfance heureuse au Burundi, la violence de la guerre en «ce maudit mois d’avril», la solitude de l’exil, la douleur, enfin, d’être «écartelé entre Afrique et France», se retrouvent dans les vers du chanteur, dont l’album Lundi Méchant a été nommé disque d’or en 2021. Au-delà de ses titres, l’artiste est engagé dans plusieurs associations de victimes qui traquent, encore aujourd’hui, les anciens génocidaires qui ont fui en France. Sonia Rolland, qui a prêté sa voix au documentaire Rwanda, désobéir ou laisser mourir (diffusé le 7 avril sur France 5), mène plusieurs projets de long-tournage dans son pays d’enfance. «L’histoire qu’il faut surtout retenir, c’est que ce peuple rwandais, qui a connu l’un des massacres les plus importants de l’Histoire, a su depuis 30 ans reconstruire son pays avec une résilience qui force le respect», tient à souligner l’actrice.