«Tous les Japonais s’appelleront Sato» : ce n’est pas une variation sur le «Tous les garçons s’appellent Patrick», charmant petit film de Jean-Luc Godard, mais la prédiction d’un chercheur si le Japon ne change pas son Code civil. Selon les calculs d’Hiroshi Yoshida, professeur d’économie à l’Université du Tohoku, les Japonais devraient tous porter le nom de famille Sato en l’an 2531. Une conséquence du régime matrimonial nippon, qui oblige un des deux conjoints à abandonner son nom pour adopter celui de l’autre, poussant inexorablement à l’abandon progressif et général des noms de famille.
L’étude fut d’abord prise pour un poisson d’avril avant que le chercheur explique sérieusement sa méthode de calcul – mais en précisant qu’il avait, avec elle, pris une position politique. En pratique, c’est en effet la femme qui, presque toujours, fait cet effort – sauf si le mari y consent pour, par exemple, faire perdurer le nom de son épouse issue d’une famille sans héritier. Une rupture d’égalité dénoncée par Hiroshi Yoshida
Ce renoncement était accepté, bon gré mal gré, par les Japonaises lorsqu’elles devaient se contenter du rôle de femme au foyer. Mais elles y rechignent de plus en plus : à mesure qu’elles embrassent de véritables carrières professionnelles, elles ne voient pas pourquoi elles feraient le sacrifice du patronyme sous lequel elles ont commencé à se faire une réputation. D’autant que ledit changement se traduit par d’éprouvantes paperasses. Et qu’il n’est qu’un des sujets légitimes de complaintes des Japonaises, toujours classées parmi les plus mal loties des pays similaires. Selon le dernier rapport de la banque Mondiale sur l’égalité des genres, paru début mars, l’Archipel est 73e sur 190 pays. Les femmes n’y jouissent que des trois quarts des droits dont jouissent les hommes, selon le rapport.
Le sujet du changement de nom est devenu consensuel entre les sexes : à une écrasante majorité, hommes et femmes japonais se disent, sondage après sondage, favorables au droit de conserver son nom de famille après le mariage. Même la principale fédération patronale Keidanren, pourtant traditionnellement muette sur les questions de société, a pris position contre cette obligation en début d’année. «Nous voulons que le gouvernement envisage sérieusement d’introduire l’option des noms séparés», a demandé le puissant Masahiko Uotani, directeur général de Shiseido, en charge de la diversité au sein du Keidanren.
Seul hic – mais fatal : la classe politique, attachée à la notion traditionnelle de famille, refuse de réformer la loi – soit par conservatisme, soit par manque d’imagination. La structure sociale nippone repose sur le koseki, fiche d’état-civil familial au cadre d’airain dans lequel est rattaché tout individu. L’unicité du nom de ses membres, derrière le chef de famille, y est vu comme garant de la solidité des liens entre eux. «Si on permettait aux époux de conserver chacun leur prénom, comment appellerais-je mes enfants?», se demande benoîtement Kozo Yamamoto, ancien député de la majorité. Ultime paradoxe : cette défense mordicus de la famille du temps jadis décourage ceux qui voudraient fonder… un foyer, préférant leur confortable état de célibataire. Le nombre de mariages, à environ 500.000, n’a jamais été aussi bas depuis plus d’un siècle.