L’enquête officielle tire en longueur. Il y a quelques jours, le secrétaire d’État à la Défense suédois Peter Sandwall, de passage à Paris pour une conférence de l’Ifri, restait évasif: «Elle est toujours en cours», répondait-il. Plus de cinq mois après les faits, les explosions qui ont touché le 26 septembre les deux gazoducs russes Nord Stream 1 et 2 n’ont pas encore d’auteur identifié. La Suède, le Danemark, les Pays-Bas et l’Allemagne sont aidés dans leur enquête par les États-Unis. Mais les conclusions tardent.

«Ce que nous savons, c’est qu’il y a eu une attaque, mais nous n’avons pas encore été capables de déterminer qui était derrière», a commenté mercredi à Stockholm le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, en réagissant à l’hypothèse d’une piste ukrainienne. Le sabotage de Nord Stream pourrait servir de cas d’école pour l’analyse de la guerre «hybride», celle qui se situe «sous le seuil» du conflit, où désigner un attaquant suppose de prendre un risque. Si un coupable est révélé, les Occidentaux ne pourront pas demeurer sans réaction.

Les dernières révélations de la presse ont jeté le trouble. Après les accusations du sulfureux journaliste américain Seymour Hersh (connu pour ses scoops contre l’armée américaine mais aussi pour avoir nié l’usage par la Syrie d’armes chimiques) désignant les États-Unis comme responsable de l’opération, le New York Times a évoqué une autre piste: celle d’un groupe «pro-ukrainien» ou d’opposants à Vladimir Poutine. La formule est vague. Le prestigieux quotidien cite une source au sein du renseignement américain.

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Plusieurs médias allemands, dont Die Zeit et l’ARD, ont donné mercredi plus de détails qui pourraient alimenter cette hypothèse. Les enquêteurs allemands auraient identifié un yacht, loué via une entreprise polonaise appartenant à deux Ukrainiens, qui aurait été utilisé pour l’opération. Le bateau aurait quitté le port de Rostock le 6 septembre. Le parquet fédéral allemand a confirmé la perquisition d’un navire suspect en janvier. Des traces d’explosif y auraient été retrouvées. Cinq hommes et une femme auraient pris part à l’opération: deux plongeurs, deux assistants, une médecin et le capitaine du bateau. Ils auraient utilisé de faux passeports.

Le gouvernement ukrainien a nié toute responsabilité dans le sabotage. «C’est comme un compliment pour nos forces spéciales. Mais cela ne vient pas de notre action!», a ironisé le ministre de la Défense, Oleksiy Reznikov. Une telle opération demande des compétences que la marine ukrainienne n’était pas réputée avoir. Mais posés à faible profondeur, les gazoducs Nord Stream sont relativement accessibles.

La piste russe, explorée dans un premier temps, est désormais remise en cause. Dès l’automne, les analystes s’interrogeaient effectivement sur les motivations qu’aurait eues le Kremlin à détruire ses propres infrastructures, sauf à faire une démonstration de force à moindre risque, ou à vouloir faire porter le chapeau à d’autres. Mercredi, Moscou a une nouvelle fois protesté contre le «manque de transparence» de l’enquête et réclamé d’y avoir accès. Drapée dans les habits de la victime, la Russie a rappelé l’opposition viscérale des États-Unis au projet Nord Stream. De là à laisser faire une barbouzerie?

L’embarras occidental est complet. Le ministre de la Défense allemand, Boris Pistorius, a tenté mercredi de distinguer les cas de figure, sans se prononcer pour l’un ou l’autre: s’agit-il «d’un groupe ukrainien» ou d’une opération menée «sur ordre ukrainien», ou encore «d’un groupe pro-ukrainien agissant sans que le gouvernement ne soit au courant…», a-t-il détaillé en conseillant d’éviter les conclusions hâtives. L’éventualité est «tout aussi forte» qu’il s’agisse «d’une mise en scène pour accuser l’Ukraine», a-t-il insisté. Les responsables du sabotage, quels qu’ils soient, ont su brouiller les pistes.