Cet article est issu du Figaro Magazine

Nous retrouvons Muhammad Yunus en téléconversation en ce début avril. Il est vêtu d’une traditionnelle chemise sans col, à carreaux bleus et blancs, et il s’explique longuement sur une persécution judiciaire et politique contre laquelle il ne peut presque rien, sinon jouer sur sa notoriété internationale. «C’est la seule chose qui me protège de la prison ou d’autres peines plus sévères», nous confie-t-il. Car le duel bengali entre la «bégum de fer» et le Nobel de la paix se déroule à guichets fermés, loin du reste du monde, occupé ailleurs.

Sheikh Hasina, 76 ans, a été réélue première ministre du Bangladesh pour son cinquième mandat au début de l’année, après avoir muselé toutes les oppositions, par la prison ou l’exil forcé. Son régime autocratique prospère à l’ombre de l’Inde de Narendra Modi, avec lequel elle s’est alliée, bien que musulmane. Une alliance qui plombe sa popularité, mais elle n’en a cure. En revanche, elle veut bâillonner Muhammad Yunus, 83 ans, qui est une célébrité dans ce pays de 171 millions d’âmes, le plus densément peuplé au monde – 1200 habitants au kilomètre carré.

«Une explication souvent donnée pour sa profonde haine à mon égard est qu’au fond elle est jalouse parce que je suis plus connu qu’elle à l’étranger», nous dit Yunus. Il est une célébrité depuis qu’il a été nommé – rarissime doublé – pour les prix Nobel d’économie et de la paix.Son invention du microcrédit aurait dû lui valoir le premier, mais il fut finalement couronné du second en 2006. Aujourd’hui, il a plus de 5000 représentants dans 150 pays et est devenu l’infatigable prosélyte d’un capitalisme social dont le credo est le réinvestissement de tous les profits dans l’entreprise. Il est attendu en France cet été pour mettre en lumière les initiatives d’entrepreneuriat social développées sous son nom pour les JO de Paris.

Il n’est pas certain d’y être autorisé, car il a été condamné à six mois de prison ferme début janvier pour répondre d’une infraction supposée au droit du travail dans l’une de ses entreprises. «J’ai fait appel de la décision ; maintenant, je suis en liberté sous caution. Je peux être envoyé en prison à tout moment. L’opinion générale est que cela dépend du bon vouloir de la première ministre», nous explique-t-il.

Cette condamnation n’est qu’un début, car Yunus est le propriétaire de nombreuses sociétés et il est mis en cause dans plus de 180 procès. Outre la jalousie, c’est surtout la menace politique qu’il représente qui irrite au plus haut point Sheikh Hasina. «Lorsque j’ai reçu le prix, le pays entier l’a célébré, car c’était la première fois que l’un de ses ressortissants était ainsi récompensé. Par la suite, certains ont exercé une forte pression pour que je crée mon parti politique, se souvient-il. J’ai beaucoup hésité et, dans un premier temps, j’ai accepté. Mais après dix semaines seulement, j’ai renoncé: la politique n’était pas ma tasse de thé.»

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À l’époque, Sheik Hasina était depuis longtemps dans la vie politique, fille de l’artisan principal de l’indépendance du pays, qui avait été assassiné dans les années 1970, au moment où il tentait d’imposer un régime autoritaire fondé sur un parti unique. Tel père, telle fille. «Elle a conclu que j’avais un agenda politique à cause de ce bref épisode et, depuis, elle ne me lâche plus.» Ainsi, en 2011, elle l’a éjecté de la Grameen Bank (la banque des villages), qu’il avait créée en 1983 dans le sud du Bangladesh, après plusieurs années d’expérimentation pour développer le microcrédit. Elle prête annuellement l’équivalent de 1,1 milliard d’euros à 8,4 millions de Bangladais. Elle l’a aussi accusé d’avoir œuvré pour la suspension des aides de la Banque mondiale pour la construction du plus grand pont du pays. Lors de son inauguration, elle a fait preuve d’une violence verbale inédite en déclarant que Yunus devait être «jeté du pont, puis récupéré vivant pour le jeter à nouveau afin qu’il souffre le plus possible». Elle le traite régulièrement de«suceur du sang des pauvres». La lettre de soutien de 60 prix Nobel et de nombreux chefs d’État ne l’impressionne pas.

Stoïque, Yunus continue, lui, d’encaisser les coups. Mais il a décidé de s’exprimer plus directement pour se défendre. «On m’a proposé l’asile dans de nombreux pays, et j’en suis très reconnaissant, mais je ne veux pas quitter le Bangladesh. Je ne peux pas abandonner les collègues et les travaux de toute une vie. Mon destin est ici. Si je dois aller en prison, j’irai en prison».