Dans la nuit du 28 au 29 février à Gaza, un mouvement de foule lors du saccage de camions d’aide humanitaire et la réaction de l’armée israélienne par des tirs ont mené à un bain de sang. Un bilan encore provisoire fait état de 112 morts et 760 blessés.
La Dr Isabelle Defourny, présidente de Médecins sans frontières (MSF) France, revient pour Le Figaro sur cette nouvelle tragédie à Gaza.
LE FIGARO. – Que savez-vous de ce qu’il s’est passé dans la nuit de mercredi à jeudi, lors de la distribution de nourriture à Gaza ?
ISABELLE DEFOURNY. – MSF ne dispose pas d’information de première main sur ce qu’il s’est passé. Toutefois, au cours de nos opérations de distribution, nos équipes ont été témoins plusieurs fois de ce genre de scène. En réalité les distributions n’en sont pas vraiment : les Palestiniens ont faim, ils sont extrêmement inquiets et se servent directement dans les camions.
L’armée israélienne parle de «pillages». Est-ce l’acte d’un de ces gangs palestiniens qui, sur le territoire, font leur spécialité de l’attaque des convois humanitaires ?
J’ai regardé les images de la scène d’hier, et à partir de ce que nos équipes constatent elles-mêmes à Rafah (au sud de la bande de Gaza, à la frontière avec l’Egypte, ndlr), il s’agit clairement d’une population affamée qui prend des camions d’assaut. Trop peu d’aide entre dans Gaza. Les contrôles sont très nombreux avant d’entrer, et une fois à l’intérieur, tous ceux qui peuvent se servent à même le camion. Et ce sont des concentrations très fortes de populations. À Rafah, il y a six fois plus de personnes qu’au début de cette guerre. Certains camions sont ainsi vidés dès leur passage à Rafah, sans arriver dans le Nord. De notre côté, nous n’avons pas constaté de pillages par des factions armées.
Considérez-vous qu’il y a une responsabilité de l’armée israélienne dans le drame d’hier ?
Je dirais que oui. Quelles que soient les circonstances exactes, la responsabilité de ce chaos revient à ceux qui ont organisé et organisent toujours la pénurie de nourriture. Ce qui s’est passé est un drame, mais ce n’est pas étonnant face à une population affamée et inquiète. Cela fait des semaines et des mois que MSF alerte sur le fait qu’il n’y a pas à Gaza les conditions minimales pour permettre le déploiement des secours. Mettre en place des opérations d’aides humanitaires sous les bombardements, c’est mission impossible ! Il faut absolument une cessation des hostilités.
Les camions d’aide devraient-ils être plus protégés ?
C’est une demande qu’on a déjà faite il y a longtemps. Mais je ne pense pas que mettre plus de militaires autour des convois soit une solution suffisante. Les situations sont de toute façon dangereuses quand les personnes ont faim. Pour que les distributions se passent bien, il faut avant tout que la population soit rassurée, qu’elle sache quand vont arriver les camions avec l’assurance que d’autres vont suivre et qu’il y en aura assez pour tout le monde.
Le territoire est en proie à un vrai désordre civil. Les bombardements sont incessants, le personnel humanitaire est lui-même dans l’incapacité d’agir, il n’y a plus de police. C’est ce chaos-là qui nous fait dire qu’il n’y a pas les conditions minimales pour qu’une aide humanitaire soit distribuée. Il faut un cessez-le-feu. Il faut annoncer et augmenter la quantité d’aide par Gaza. Il faut rassurer la population.
Les largages par le ciel sont-ils moins exposés à ces scènes de chaos ?
L’aide qui a été jusqu’à présent acheminée par le ciel par les Français et les Jordaniens représente des quantités minimes. Et puis, toute aide est bienvenue, mais une nourriture qui tombe du ciel sans aucune distribution, que les gens doivent aller chercher eux-mêmes, c’est la dernière alternative ! Ce procédé n’a été que très rarement utilisé, dans des régions très éloignées comme le Sud Soudan il y a des années.
Peut-on parler de famine générale à Gaza ?
Aujourd’hui, on parle encore de risque de famine. Il ne s’agit pas d’un risque hypothétique, mais d’une menace très sérieuse. Les chiffres le disent. Selon l’ONU, 2,2 millions de personnes sont actuellement menacées de famine. 90% de la population ne mange pas à sa faim. Dans le nord du territoire, un enfant sur six est en malnutrition aiguë. Et ce bilan va continuer à se dégrader si la guerre continue. On le voit aussi directement sur notre personnel. Près de 300 Palestiniens travaillent pour nous à Gaza et nous disent qu’ils ont faim. Le taux de malnutrition est équivalent à certaines régions comme au Sahel, un manque qui n’avait jamais existé à Gaza auparavant.